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ce revenant des époques classiques ne comprendrait-il pas mieux que nous l’énorme influence qu’a déjà exercée dans les ateliers pour l’usage des artistes, et en dehors des ateliers pour l’éducation du public, cette simple notation mécanique des phénomènes visuels qu’on nomme la photographie !

C’est elle, en effet, qui a modifié, pour autant que cela est possible, l’image que nous nous faisons d’un paysage, ou d’un homme, ou d’un cheval en mouvement. Répandues à profusion autour de nous, ces cartes d’identité de la nature, auxquelles nous accordons une confiance absolue, remplacent peu à peu dans notre mémoire les images qu’y déposaient autrefois ces tableaux, ces estampes et ces gravures où le corps humain était toujours quelque peu amélioré, généralisé, idéalisé. Ruskin appelle pittoresquement les photographies des « citations de la nature. » Or le grand nombre de ces citations, mises sous nos yeux, nous fait connaître le texte sacré de telle façon que l’artiste qui voudra y changer un mot sera tout de suite pris en défaut. Elles ne sont donc pas seulement pour celui-ci un adjuvant, un moyen d’étude, elles sont aussi pour le public un moyen de contrôle, une pierre de touche d’apparence très sûre. De là vient qu’on n’ose plus composer les paysages comme le faisaient encore les romantiques, ni se permettre ces additions de muscles, ces incorrections de dessin qui abondent chez Michel-Ange, ni cette généralisation systématique des formes qui caractérisa l’école de David. D’innombrables photographies prises d’après des modèles d’ateliers et consultées à tout instant par les artistes, arrêteraient vite ceux-ci sur la pente de l’idéalisme, s’ils risquaient jamais plus d’y glisser.

En ce qui concerne la perspective, la photographie nous a rendu des services non moins importans. Elle nous a permis d’apprécier plus justement l’échelle des grandeurs de plusieurs personnages placés à des plans différens. Dans presque toutes les compositions faites avant la photographie, cette échelle n’est pas suffisante, je veux dire que la différence entre les dimensions des figures à divers plans n’est pas assez accentuée. Ils étaient fort rares, les peintres, comme Le Sueur, qui s’appliquaient à mettre leurs personnages exactement à leur place avant de les peindre. La plupart donnaient trop d’importance aux figures du second plan ou de l’arrière-plan par rapport à celles du premier. C’est là, d’ailleurs, une méprise qu’on commet fréquemment encore aujourd’hui dans le paysage. Priez un amateur de dessiner d’après nature un site contenant à l’arrière-plan quelque détail intéressant : une église, un moulin, un château. Neuf fois sur dix, il aura donné à ce détail des dimensions doubles de celles qu’il possède réellement par