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Aujourd’hui, le proverbe perd de sa vérité. La photographie a supprimé les distances ; elle a rapproché les êtres étrangers et les choses étranges : la couleur locale a cessé d’être une fiction.

Dans l’art du portrait, la photographie n’a pas opéré une moindre révolution. Là, elle ne modifie pas seulement la vision du peintre, souvent elle supprime le peintre lui-même. Elle le supprimera davantage encore, le jour où M. Lippmann aura fait entrer dans le domaine pratique la découverte de la photographie en couleurs, qui fait en ce moment de si rapides progrès. Ce n’est pas que l’entrée en scène des photographes ait diminué le nombre des peintres, pas plus que les chemins de fer n’ont fait baisser le prix des chevaux. Mais une foule de gens se font photographier qui ne se fussent pas laissé peindre. L’icône autrefois réservée à l’aristocratie, à la finance ou au gros commerce, lorsqu’il s’agissait d’huile ou de pastel, est devenue, avec le collodion et le gélatino-bromure, l’apanage de tout le monde. Nul boutiquier qui ne fasse faire la sienne et qui ne lui accorde, à tort ou à raison, plus de créance qu’aux portraits des grands maîtres. Le temps ne reviendra plus où un messager présentait au fils du roi le médaillon de quelque princesse lointaine qu’il demandait aussitôt en mariage. Il réclamerait aujourd’hui sa photographie, et l’on ne serait plus exposé aux mécomptes des fiancés qui ne se virent que par les yeux d’un peintre trop habile et partant infidèle. « C’est une jument flamande (a flanders mare) que vous m’amenez là, à la place de la Vénus qu’Holbein m’avait peinte ! » disait à Thomas Cromwell le roi Henri VIII, en voyant pour la première fois sa fiancée, Anne de Clèves. De nos jours, la moindre famille de paysans est mieux servie que l’irascible monarque. Les peintres furent les portraitistes de la cour, de la noblesse, puis du cens : les photographes sont ceux du suffrage universel. Ils lui font, à lui aussi, sa galerie d’ancêtres. On va chez eux le jour de la première communion, le jour du mariage, le jour où l’on est décoré du Mérite agricole. On y mène les vieillards, les doyens de la famille et, par la même occasion, les bambins avant qu’on leur ait coupé les boucles du premier âge. Chacun s’assoit à son tour, le cou pris dans le carcan de fer, au milieu de ce mobilier somptueux et chimérique qu’on ne trouve que chez les photographes. Puis les images s’accumulent dans les albums où elles vont retrouver celles des grands-parens, jaunies celles-là comme des feuilles d’automne, ou bien se suspendent à la muraille auprès des anciens daguerréotypes sur verre, pâles et incertaines figures que le moindre faux jour fait évanouir comme le souvenir, hélas ! de ceux qu’ils rappellent à notre imagination attendrie.