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Or cette Cléopâtre est, dit-on, beaucoup plus séduisante que chacune des images élémentaires… C’est au fond d’un bain d’hydroquinone qu’Antoine, s’il vivait, retrouverait sa bien-aimée !

Tels sont les prodiges que la photographie réalise tous les jours ; étudions maintenant ceux qu’elle ambitionne de réaliser. Nous avons vu son rôle passé et actuel dans les arts : voyons celui qu’elle y veut jouer à l’avenir.


II

Dans mon enfance, notre professeur de dessin avait coutume de nous citer avec admiration ce mot d’un maître : — « Si vous voyez un maçon tomber du haut d’un toit, prenez votre crayon et avant que le bonhomme touche la terre, ayez tracé la ligne principale de son mouvement. » — Ce vœu, la photographie instantanée le réalise. Rapide comme l’éclair, elle saisit au passage le corps en mouvement et le fixe pour toujours dans une attitude qu’il n’a conservée qu’un instant, ne fût-ce qu’un deux mille cinq centième de seconde ! Elle fait mieux encore. Répétée un grand nombre de fois durant une même évolution de l’être le plus agile, elle en détaille toutes les phases, en décompose tous les aspects, en gradue tous les accidens. Rien ne lui échappe des attitudes d’un coureur sautant à la perche, d’une cigogne volant à pleines ailes, d’un cheval de course lancé au grand galop à raison de 20 mètres à la seconde. Les inflexions les plus transitoires, les poses les plus brèves que nous ne pouvons percevoir, car notre rapidité de vision ne va pas au-delà d’un dixième de seconde, l’objectif les surprend, les enregistre et les révèle à notre imagination stupéfaite. Et elle les révèle dans l’ordre où elles se sont produites et à des intervalles réguliers. C’est ce qu’on appelle la chronophotographie.

On sait quels furent les débuts de cette étrange exploration dans le monde des infiniment éphémères. Il y a une vingtaine d’années, le savant professeur américain, M. Muybridge, organisait dans un parc très bien aménagé, aux États-Unis, une piste pour courses d’hommes et de chevaux, se déroulant entre un mur blanc d’un côté et une longue rangée d’appareils photographiques de l’autre. Les animaux en marche le long du mur blanc brisaient, à mesure qu’ils avançaient, une série de fils tendus sous leurs pas et correspondant avec les appareils. À chaque fil rompu, un objectif fonctionnait et reproduisait l’être en mouvement dans l’attitude qu’il avait au moment où il passait devant lui. Les espérances furent tentées à l’américaine, en grand, sans souci des difficultés. On fit passer devant les objectifs les plus célèbres chevaux de course alors connus