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roy, » protestait contre ces fausses « postures de rage et de désespoir » que donnaient à leurs chevaux les peintres de son temps. En ce qui concerne les plus fameux « animaliers » de notre siècle, les Géricault, les Vernet, qu’on a longtemps crus impeccables, les beaux travaux de M. le colonel Duhousset et de MM. Alix et Cuyer sur le Cheval dans l’art, nous avaient édifiés. Jamais ces grands peintres n’ont su faire galoper un cheval. Pour n’en donner qu’un exemple, comment représentaient ils, d’habitude, l’animal qui va retomber à terre après avoir franchi un obstacle, sinon pliant légèrement les jambes de devant et conservant étendues celles de derrière ? C’est précisément l’inverse qui a lieu. Au moment de toucher le sol, les jambes de devant se raidissent ; les autres gardent encore la position repliée qu’elles ont dû prendre pour franchir l’obstacle. Quant à l’attitude bien connue du ventre à terre classique, du cheval suspendu en l’air, les quatre membres écartés et tendus, c’est en vain qu’on la chercherait dans le recueil de M. Muybridge. Ce cheval a pu traverser sans encombre de grands tableaux de bataille ; il a pu porter à la victoire les généraux les plus fameux, servir à symboliser pour des millions d’imaginations et pendant des siècles l’élégance, la fougue, la rapidité. Popularisé par la gravure et la sculpture, son type a triomphé sur une infinité de pendules d’auberges, et c’est lui encore, aux yeux de la foule, qui exprime l’idée de vitesse dans le jeu des chevaux de bois. Mais il n’a pu pénétrer dans le code du réalisme élaboré par les photographes, et voilà que sa glorieuse carrière est venue misérablement finir dans une prairie du Nouveau-Monde.

C’est bien coupé, mais il faut recoudre. Il ne suffit pas de montrer les défauts d’une tradition artistique, ni de la supprimer ; il faut la remplacer par une autre. Et où chercher les élémens de la seconde, sinon là où a été trouvée la condamnation de la première ? C’est ici que la route est semée d’embûches. Lorsqu’on feuillette les pages des albums de M. Muybridge, lorsqu’on pénètre ainsi peu à peu dans le mystère des tableaux que la nature déroule trop vite sous nos yeux pour que ceux-ci les puissent contempler, on éprouve des impressions très diverses et très contradictoires. Il y a là des tournures d’un galbe exquis et des postures d’un grotesque achevé[1]. On passe de la variété la plus pittoresque à la monotonie la plus géométrique et la moins naturelle. Le coureur, vu quand il prend son élan, n’offre aux yeux qu’une longue ligne

  1. Voir Animal locomotion ; an electro-photographic investigation of consecutive phases of animal movements, 1872-1885, by E. Muybridge ; Philadelphia, 1887.