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passionnante, si poursuivie par les esthètes ; pour cela, qu’à toute heure ils l’observent, ils l’épient, ils la dévorent des yeux, se demandant jusqu’à quelles limites il faudra croire en elle, l’aimer et lui obéir…

Il faut lui obéir toujours, disent les réalistes. Courbet, peignant dans les champs avec ses camarades, prétendait ne pas choisir sa place : « C’est toujours la nature, disait-il, donc c’est beau ! » C’est la vérité mathématique, répètent les chronophotographes, donc l’art ne peut que gagner à la suivre. D’ailleurs, ajoutent-ils, si certaines attitudes, certaines formes révélées par la science vous paraissent disgracieuses, c’est qu’elles sont nouvelles. Introduisez-les dans les représentations plastiques, dans les tableaux, dans les statues, laissez l’œil se familiariser avec elles et vous verrez qu’on les estimera bientôt à l’égal des poses antiques les plus vantées. — De sorte que le beau serait, d’après ces logiciens, ce qu’on a coutume de voir tous les jours, et le laid ce qui frappe, ce qui étonne, ce qu’en un mot on voit rarement. Voilà bien le plus étrange paradoxe qu’on puisse proférer sur l’esthétique ! Eh ! quoi ? avez-vous vu souvent un homme tirant de l’arc, et n’êtes-vous pas plus familiarisé avec la pose d’un paysan arrachant. des pommes de terre ? Viendrez-vous pour cela nous soutenir que les guerriers d’Égine n’offrent pas à nos yeux des poses plus gracieuses que les Glaneuses de Millet ? Qui a vu habituellement dans la nature les raccourcis de la Sixtine, les contractions d’un Delacroix, les torsions d’un Rubens, ou les élégances d’un Pérugin ? Et qui a hésité à les admirer ? Mettons donc que notre œil s’accoutume aux formes de la photographie instantanée, l’erreur des peintres qui iraient y chercher les élémens d’une plastique inédite ne tarderait pas à se révéler dans leurs œuvres. En admettant qu’elles ne choquent plus par leur nouveauté, ces poses continueraient à choquer par leur laideur.

Aussi bien est-ce un peu vite fait de décider, sur la foi de la science, que la photographie est le critérium absolu de la vérité. La vérité mathématique, celle qui est perçue par l’esprit, peut-être, mais la vérité esthétique, c’est tout autre chose ! « Le langage qui parle aux yeux, dit Fromentin, n’est pas le langage qui parle à l’esprit. » Or les images esthétiques s’adressent aux yeux et au sentiment des hommes et non pas à leur entendement. C’est peu qu’ils soient persuadés de la vérité de ces images, comme nous pouvons l’être que la somme des trois angles d’un triangle est égale à deux droits, ou que la terre tourne… Il faut encore qu’ils le voient ! Le vrai dans l’art ne se prouve pas, il s’éprouve ; il ne se démontre pas, il se montre. Ce n’est donc pas en dehors des prises