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juste de reconnaître aux Grecs ce coup d’œil intuitif qui leur faisait distinguer les altérations intéressantes de la forme animale dans ses moindres mouvemens, autant il serait cruel d’assimiler leurs chefs-d’œuvre aux procès-verbaux réalistes dont on nous entretient. Non, les Grecs n’ont point obéi aveuglément à la nature. Parmi les poses de galop qu’ils ont remarquées, ils n’en ont choisi qu’une ou deux qu’on voit se dérouler sans fin le long des frises de l’Acropole. C’est une pose du galop à trois temps. Le cheval prend appui sur le pied de derrière, va poser le bipède diagonal et terminera sur le pied antérieur[1]. Il suffit, d’ailleurs, de comparer les chevaux des Panathénées avec l’album de M. Muybridge pour noter tout ce que la vérité gagne à être vue par Phidias et perd à être enregistrée par un photographe, tout le parti que le sculpteur a su tirer des réalités ambiantes, réalités qui doivent assurément envelopper l’idéal, mais non pas au point de l’absorber et de le voiler entièrement. Or, c’est cet idéal qui doit guider l’artiste dans le choix des formes. C’est le beau qui doit aider l’homme à observer le vrai. Si les Grecs, voyant aussi exactement la nature, même laide, ne l’ont pas toujours adoptée pour modèle, ce n’est pas davantage parce que nos grands artistes voient mal qu’ils ne se résignent pas à faire laid. Les mouvemens les plus inédits ont toujours attiré l’attention des maîtres, lorsqu’ils étaient, sinon agréables, du moins caractéristiques. Hogarth se promenait dans un bouge de Londres, lorsqu’il vit une fille emplir sa bouche de gin et le cracher au visage de sa rivale. L’artiste saisit son calepin et le mouvement fut aussitôt enregistré. On sait l’espèce de sténographie artistique dont Turner ou bien encore Joseph Vernet, lié au mât de son navire, se servaient pour surprendre les effets les plus fugitifs de la tempête. Tous ces hommes ne dédaignaient pas les nuances les plus insaisissables de la nature, mais ils ne se croyaient point tenus à les reproduire, lorsqu’elles ne répondaient pas à leur idée de la beauté. Vivant de notre temps, ils utiliseraient la photographie, mais sans y rien sacrifier de leurs goûts. Ils s’en serviraient, moins pour inspirer leurs conceptions que pour les contrôler, moins pour surprendre une attitude que pour la vérifier. L’impression obtenue directement par les yeux, non pas provoquée, mais spontanée, non cherchée, mais subie, voilà quel serait encore pour eux le premier moteur de l’imagination ! Ensuite, pour la mise au point de cette impression, pour

  1. Voir spécialement les no 2 et 96 de l’atlas de Michaelis : Der Parthenon, frise ouest et frise nord du Parthénon, le premier au British-Museum, le second au musée de l’Acropole. Le premier porte aussi le no 2 dans le catalogue de l’Elgin-Room au British-Museum.