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Anglais, dans la rectitude de jugement et dans la largeur d’esprit d’une race véritablement puissante, en sont arrivés à rendre justice, disons mieux, hommage à la victime de Rouen ; sachant d’ailleurs leur histoire assez riche en pages magnifiques pour pouvoir, sans embarras, y reconnaître une tache.

Cela ne pouvait pas, assurément, se faire tout de suite, et l’histoire de la libératrice de la France ne fut pas, durant de longues années, racontée de l’autre côté du détroit comme dans notre pays. Et quand l’Angleterre, si fertile en génies, donna à l’humanité intellectuelle son Shakspeare, les petits enfans apprenaient, dans les écoles, à regarder Jeanne d’Arc comme une sorcière, comme un mystérieux et détestable agent des puissances infernales. Ne nous indignons donc pas trop de l’étrange Jeanne d’Arc que le grand Shakspeare présente dans la première partie du Roi Henri VI, malgré les honteuses scènes du dernier acte. Constatons plutôt qu’à travers l’ombre bien naturelle de la légende britannique, le poète a parfois entrevu, grâce à son instinct génial, le dévoûment surhumain de la martyre ; quand par exemple il lui fait crier aux démons qui l’obsèdent :


Then, take my soul, my body, soul and all,
Before that England give the French the foil !

Alors, prenez mon âme, mon corps, mon âme et tout,
Avant que l’Angleterre inflige aux Français la défaite[1]


Patriotisme diabolique, si l’on veut, mais étendant l’amour du sol natal aux dernières limites du sacrifice, puisqu’il fait offrir, par deux fois, à la vierge croyante, son âme pour prix du salut de la patrie !

Deux siècles après, en 1796, Robert Southey donna son poème de Jeanne d’Arc. Les idées s’étaient singulièrement élargies : les considérations de nationalités avaient déjà perdu beaucoup de leur importance, et Southey voulut voir avant tout, dans sa Jeanne d’Arc, qu’il ne conduisit d’ailleurs que jusqu’à Reims, une exceptionnelle et sublimé patriote. S’efforçant, mais bien vainement, hélas ! de rendre à la vierge française un enthousiaste hommage, il écrivit le plus glacial et le plus compassé de tous les poèmes. Nous connaissons, en effet, peu d’œuvres moins inspirées que cette histoire versifiée, remplie d’une impitoyable raison. Sa publication n’en excita pas moins une sensation indiscutable dans le monde des lettres en Angleterre. Thomas de Quincey[2] dont nous allons aujourd’hui pré-

  1. Shakspeare, King Henry the sixth, 1re partie, acte V, scène III.
  2. Les œuvres complètes de Thomas de Quincey ont été publiés à Édimbourg