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Et Quincey, la suivant dans son fantastique vol, s’enfonce tout à fait dans l’Apocalypse… Ramenons-le sur le terrain de la controverse historique et citons un morceau où, dans son désir de réfuter quelques lignes de Michelet, il atteint parfois à une véritable éloquence. C’est au sujet de la prétendue rétractation de Jeanne d’Arc et des lignes suivantes de l’historien français : « Nous n’en pouvons trop croire là-dessus le témoignage intéressé des Anglais. Toutefois, il faudrait bien peu connaître la nature humaine pour douter qu’ainsi trompée dans son espoir, elle n’ait vacillé dans sa foi. A-t-elle dit le mot ? C’est chose incertaine ; j’affirme, moi, qu’elle l’a pensé[1]. »

« Et moi j’affirme, s’écrie Quincey[2], qu’elle n’en a jamais rien fait et qu’en aucun sens le mot pensé n’est applicable à ce cas. Ici c’est la France qui calomnie la Pucelle, et c’est l’Angleterre qui prend sa défense. M. Michelet peut seulement prétendre dire, en s’appuyant sur un raisonnement a priori, que toute femme est susceptible d’une semblable faiblesse ; que Jeanne était une femme ; qu’elle était donc susceptible de cette défaillance-là. Moi, au contraire, j’établis mon argumentation non sur les tendances présumables de la nature, mais sur les faits connus de la matinée du supplice. Comment donc, je le demande, sinon par l’effet d’une pureté égale à celle de l’or, par sa douce et sainte attitude, par la noblesse incomparable de son maintien, la pauvre fille eût-elle arraché aux ennemis, qui jusqu’alors la traitaient en sorcière, des larmes d’enthousiasme et d’admiration ? » — « Dix mille hommes pleuraient, dit M. Michelet lui-même. Comment donc, soutenue par une fermeté, rehaussée d’un charme angélique, eût-elle poussé ce soldat anglais, qui avait juré d’apporter un fagot à son bûcher et qui remplit ce sinistre vœu, à s’éloigner vers une pénitence éternelle, disant qu’il avait vu une colombe sortir des cendres et prendre son vol vers les deux ? .. Et si tout cela ne suffisait point encore, je rapporterais le dernier acte de sa vie comme faisant foi pour elle. Le bourreau avait mis le feu au bûcher, et la fumée, déjà, s’élevait en masses houleuses. Un dominicain se tenait aux côtés de Jeanne, et, s’oubliant dans son sublime ministère, ne voyait pas le danger. Et alors, quand le suprême ennemi léchait les pieds du bûcher pour la saisir, la plus noble des filles pensa seulement au prêtre, au seul ami qui n’eût pas voulu l’abandonner, et pas du tout à elle-même ; lui ordonnant, presque dans son dernier soupir, de songer à sa propre conservation, et, elle, de l’abandonner à Dieu ! Cette fille, dont le dernier accent fut

  1. Joan of Arc, p. 215.
  2. Michelet, Jeanne d’Arc, édition Hachette, p. 147.