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autour d’un tableau forcé et cruel comme un pamphlet irlandais de Jonathan Swift :

« Je suis convaincu que, si miss Haumette prenait le café en tête-à-tête avec moi, ce soir 12 février 1847, — ce qui ne serait ni un sujet de scandale, ni un motif de rougir pudiquement, parce que je suis un profond philosophe et que miss Haumette aurait près de quatre cent cinquante ans, — elle confesserait que ce que je vais dire au sujet de sa déposition est juste. Un Français, M. Simond[1], rapporte l’horrible scène qui suit, comme observée par lui peu de temps avant la révolution, sur la chevaleresque terre de France. Un paysan labourait, et l’attelage qui tirait sa charrue était composé d’un âne et d’une femme ; tous deux portaient régulièrement le harnais, tous deux tiraient de la même façon. Ce n’est déjà pas mal, mais le Français ajoute que, dans la répartition de ses coups de fouet, le paysan avait le souci manifeste de rester impartial, et que, si l’un des deux compagnons de joug avait quelque peu à se plaindre, ce n’était pas assurément la bourrique. Aussi, dans ce pays, où un tel abaissement de la femme est toléré par l’usage, une fille délicate se refuse-t-elle à avouer, en parlant d’elle ou d’une de ses amies, qu’elle a eu à remplir tout autre travail que celui de la maison. Car, si elle confessait avoir travaillé à la terre, elle aurait conscience qu’un semblable aveu ferait probablement songer l’auditeur aux indignités que nous venons de rapporter. Haumette considère donc évidemment comme beaucoup plus digne de Jeanne d’avoir reprisé les bas de son père, ce M. d’Arc, en sabots, que d’avoir gardé les moutons, de peur que l’on ne pense à quelque chose de pis[2]… »

Voilà qui n’est ni très spirituel, ni très gai. Mais ce n’est encore là que rire à froid et, plus loin, Quincey va rire absolument à faux :

« Voici pourquoi je déteste ce M. d’Arc. Avant la révolution, une histoire courait en France, destinée à tourner en ridicule l’aristocratie besogneuse. Le chef d’une famille remontant aux croisades avait, paraît-il, coutume de dire à son fils : « Chevalier, as-tu donné à manger au cochon ? » Or, tous les témoignages permettent de penser que d’Arc eût préféré, et de beaucoup, continuer à dire à Jeanne : « Ma fille, as-tu donné à manger au cochon ? » que de lui dire : « Pucelle d’Orléans, as-tu sauvé les

  1. Louis Simond (1767-1831), auteur de voyages en Angleterre, en Suisse et en Italie, dans lesquels, selon Quérard, « il laisse percer trop souvent quelques-uns de « es traits d’une philosophie misanthropique qui portent le découragement dans l’esprit du lecteur. »
  2. Joan of Arc, p. 220.