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que par un philosophe systématique, comme Robert Southey. Et ce ne furent jamais de titanesques amoncellemens de nuages que Jeanne aperçut, tels que des héros Scandinaves, mais bien des saints, connus et déterminés, inscrits à leur jour sur le calendrier liturgique, saints qui, selon les croyans, descendirent du ciel en trinité glorieuse pour délivrer la fille aînée de l’Église, et qui, selon les docteurs eux-mêmes, auraient tiré une forme, dans l’imagination de la jeune Lorraine, des statues des églises et des figures des missels. Mais, dans l’un ou l’autre cas, Jeanne vit avant de prendre le chemin de Vaucouleurs, et ce fut la vision qui la transforma en guerrière. En bannissant l’apparition de son poème, Southey en bannissait le vraisemblable presque autant que le merveilleux ; il en chassait surtout la poésie elle-même, qui se dégage mal des explications naturelles et naît plutôt du mystère, où notre fantaisie se complaît à la suivre. Le Southey de la Joan of Arc n’était donc pas un poète, et nul ne devait le comprendre mieux que Thomas de Quincey.

La vision était, en effet, chez le mangeur d’opium, un essentiel besoin d’esprit et de corps. Il en chercha la satisfaction artificielle par les moyens que l’on sait, mais ce besoin était inné en lui. Chez certains individus, un instinct prépondérant, heureux ou néfaste, se manifeste dès les premières années. Ainsi, chez Thomas de Quincey, le goût, la passion des représentations intérieures. Et, bien avant qu’il ne cherchât à obtenir à ces visions une intensité et une extension factices, il leur demandait continuellement ses distractions de petit enfant. Il avait imaginé un empire de Gombroon, dont il était le roi héréditaire, indiqué les bornes de ce royaume, fixé les degrés de longitude et de latitude où il était situé. Il l’avait planté d’arbres tropicaux et peuplé d’habitans sauvages, fournis à son imagination enfantine par les gravures de ses livres. Il pensait tout le jour à son empire de Gombroon et son unique souci, en revenant de l’école, était de le défendre contre les envahissemens de son pugilistic brother. Il régna plusieurs années sur ce pays de rêve. Et, véritablement, ce Gombroon imaginaire n’a-t-il pas eu, en lui, une existence plus réelle que celle qu’ont, pour nous, certaines îles lointaines, dont le nom n’a fait que traverser notre mémoire, à la veille de quelque examen de géographie ?

Tel était le Quincey d’avant l’opium. Le mangeur d’opium s’est montré lui-même, dans ses célèbres confessions, en état de volupté comme en état de torture ; voyons ici le Quincey d’après l’opium. Après très relatif, et ne s’appliquant guère qu’à la principale crise de sa vie, car jamais le pauvre chercheur de rêves ne triompha de son vice d’une façon définitive. Il est toutefois intéressant de