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Fontainebleau les maîtres italiens, nos sculpteurs n’eurent pas à les imiter, il leur suffit de continuer à côté d’eux leur propre effort. La peinture, fort en retard, en était encore aux tâtonnemens ; elle se cherchait sans se trouver. L’art du moyen âge avait donc accompli son évolution ; ici, il ne pouvait plus tirer de lui-même le renouvellement d’une vitalité épuisée ; là, il cherchait et s’efforçait, mais il lui manquait l’impulsion et la direction. Avec des idées nouvelles, la renaissance lui apporta de nouveaux thèmes d’exécution et d’expression ; à une civilisation épuisée, il substitua une civilisation féconde ; en un mot, avec les élémens de l’évolution ancienne, ravivés par un nouveau ferment, il provoqua une évolution nouvelle. Son action s’exerça partout, dans la religion, la philosophie, la littérature, l’art, la politique. La condamner, c’est condamner la civilisation moderne ; la regretter, c’est sacrifier le présent au passé. La thèse que soutenait Castagnary en art, d’autres l’ont soutenue ou la soutiennent en philosophie, en littérature, en politique ; elle n’est pas plus vraie ici que là. Pour l’accepter, il faut rejeter l’héritage de quatre siècles et condamner l’esprit de la France, au nom d’un progrès qui serait une réaction et d’un patriotisme qui détruirait la patrie.

La tradition que Castagnary voulait interrompre n’est que la synthèse des élémens que je viens d’analyser. C’est elle qui a créé et qui maintient les genres condamnés par lui. Il avait l’horreur de l’idéal. Mais l’idéal, qu’est-ce autre chose, pour l’homme, que l’exercice de la pensée, et, par elle, le pouvoir de s’élever au-dessus de lui-même, de la vie et de la nature, de les comprendre, de les juger et de créer en les imitant ? Sans l’idéal, il n’y a pas plus d’art qu’il n’y a de poésie, car tout artiste choisit, combine et dispose, c’est-à-dire sort de la réalité. Il y a bien des degrés dans l’idéal, mais l’art le plus élémentaire ne commence qu’avec lui ; le peintre qui copie un arbre, une fleur, un animal, une tête humaine fait acte d’idéalisme, car ce qu’il représente, ce n’est qu’une conception de son esprit, un résultat de son observation et de sa faculté de choisir, n’eût-il choisi que la saison, l’heure du jour et la distance. L’idéal, c’est la personnalité, partant l’originalité, sans lesquels il n’y a pas d’artiste. C’est aussi la faculté d’imaginer ce que l’on ne voit pas avec ce que l’on a vu, d’éliminer ce qui est inutile, d’ajouter ce qui manque, de créer ce qui n’existe pas avec ce qui existe, une vérité supérieure avec des élémens inférieurs. Ainsi, la réalité cesse d’exister, dès que l’homme s’en empare, pour devenir de l’idéal ; mais il n’y a pas d’idéal dont tous les élémens ne soient pris à la réalité. Condamner l’idéal, c’est nier aussi bien le point de départ que le but de l’art.