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destinée qu’en ajoutant son activité libre aux forces aveugles de la nature ; il la modifie, il la transforme par des facultés qui n’appartiennent qu’à lui. Certes, il s’appuie toujours sur elle, il ne peut s’en détacher, ni surtout en sortir ; mais, le plus sûr moyen pour lui de la rendre encore plus étroite, plus cruelle, plus ennemie qu’elle ne l’est, c’est de se subordonner à elle et de lui obéir aveuglément. Voilà pourquoi le réalisme, copiste de la nature, ne saurait élargir l’art ; lorsqu’il prétend le borner à ses propres limites, il l’enferme dans une geôle. L’art ne se laisse pas longtemps emprisonner de la sorte, et, aussitôt captif, il n’a d’autre but que de briser ses liens. Toujours une période de réalisme ou de naturalisme a été suivie d’une réaction idéaliste. Voilà pourquoi, dans le moment présent, artistes et public exaltent ce que condamnait Castagnary ; pourquoi M. Puvis de Chavannes exerce une grande action ; pourquoi M. Gustave Moreau, moins accessible et plus rare, est tenu pour un peintre de premier ordre par quiconque aime l’art.

Cela revient à dire que, incomplet dans son programme et insuffisant dans ses moyens, le réalisme ne saurait avoir la prétention exclusive de donner cette image du temps présent que réclame Castagnary. On pourrait lui objecter d’abord que l’art, comme la littérature, est toujours l’image du temps qui le produit. Ce sont toujours les idées de leurs contemporains qu’exprime un poète ou un artiste, élevées ou bas, dignes d’exaltation ou de dédain. Même dans une peinture mythologique ou religieuse, historique ou fantaisiste, il est impossible à un Le Brun ou à un Watteau de mettre autre chose que leur temps et leur modèle. Aussi, la définition de Castagnary : « Peindre ce que l’on voit, au moment où on le voit, » est-elle vraie de toute sorte de peintures en tout temps et dans toutes les écoles, avec cette réserve expresse que le peintre ne voit pas seulement la réalité : il voit aussi dans son imagination et, pourvu qu’il traduise son rêve par les moyens propres de l’art, il est absurde et impossible de lui interdire le rêve. Les formes et les couleurs, il les recueille forcément avec son œil, mais il les combine, leur donne un sens que ses modèles ne contiennent pas. Ce qu’on lui demande aussi, c’est que le spectateur croie voir réellement ce que lui, peintre, a imaginé ; s’il atteint ce but, il est vraiment peintre. Voilà pourquoi Delacroix est un grand peintre ; voilà pourquoi Castagnary ne peut se tenir d’admirer ce Boissy d’Anglas, que Delacroix n’avait pas vu, mais qu’il fait voir, et qu’un peintre selon le cœur de Castagnary n’aurait pas eu le droit de peindre. La scène représentée par Delacroix n’existait pas pour ses acteurs telle qu’il l’a créée ; pour la plupart