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lecteurs : je ne résiste cependant pas au plaisir de la citer, car elle met en lumière le noble souci de sincérité de ces âmes pures, leur scrupuleuse probité scientifique.

« Un jour, dit M. Joseph Bertrand, c’était en 1856, dans le laboratoire de l’École normale, Sénarmont avait suivi avec une curiosité émue la cristallisation si intéressante et si ingénieusement obtenue du silicium. Henri Sainte-Claire Deville, heureux de son invention, courant à son goniomètre, trouve un angle de cristal égal à 71°30’ et s’écrie, plein de joie : « Il appartient au système régulier, c’est un diamant de silicium ! » Sénarmont répète la mesure, trouve à peu près le même angle, mais conserve quelques doutes. Il emporte le précieux cristal et revient le lendemain : « Vous vous êtes trompé, dit-il, c’est un rhomboèdre dont un angle est égal accidentellement à un de ceux du système régulier. » Puis il montre des facettes incompatibles avec une cristallisation semblable à celle du diamant. Deville s’incline devant une autorité incontestée ; il communique sa découverte à l’Académie des Sciences, rend compte de ses premières illusions et des judicieuses critiques qui l’y ont fait renoncer. À peine le compte-rendu est-il imprimé, qu’il voit accourir Sénarmont, très sérieusement mécontent : « Pour qui me prenez-vous ? dit-il. Si je viens dans votre laboratoire et si j’y suis admis à tout voir et à tout manier, croyez-vous que ce soit pour vous imposer un collaborateur et attacher mon nom à vos découvertes ? Je suis très mécontent que vous m’ayez cité ; si vous recommencez, je n’y reviendrai plus. » À quelques jours de là, on refait l’expérience. Sénarmont examine les cristaux et y découvre un octaèdre. Le doute n’était plus possible, la nature était prise sur le fait : « Vous aviez raison, dit-il, à Sainte-Claire Deville, mes facettes provenaient du groupement de plusieurs cristaux ; j’aurais dû le deviner, je suis bien aise que vous m’ayez cité, j’ai ce que je mérite, cela fait mon compte. » Vous reconnaissez donc, lui dit Deville, que loyalement je devais publier l’observation des facettes sous votre nom ? — Eh bien ! oui, répond Sénarmont. Vous êtes un brave homme… Et moi aussi. — Et ils s’embrassèrent[1]. »

C’est d’abord là, dans ce laboratoire de l’École normale, que Sainte-Claire Deville reprit en 1854 l’expérience décisive de Woehler. — Au potassium, rare, coûteux, d’un maniement difficile et

  1. M. Jules Gay, professeur au lycée Louis-le-Grand, un des élèves de Sainte-Claire Deville, a publié, il y a quelques années, sur la vie et les travaux de son maître, une notice fort intéressante, à laquelle j’ai été heureux d’emprunter plus d’un trait, et où l’émotion très simple et très sincère du récit révèle les sentimens d’affectueuse vénération que conservent pour ce grand et noble esprit tous ceux qui ont eu le bonheur de le connaître.