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sa pièce. Or il n’avait pas tout dit, tant s’en faut. Nulle part il n’avait risqué une allusion intelligible à un fait inouï, invraisemblable et qui serait même tout à fait incroyable, si nous n’en avions sous les yeux la preuve très curieuse, très précieuse et absolument irréfutable.

Quelque temps après avoir terminé et publié notre Beaumarchais et ses œuvres, nous avions obtenu une seconde fois l’accès des archives privées où s’amoncellent les papiers de notre auteur. Nous achevions de parcourir un volumineux dossier relatif à un canal inter-océanique par le Nicaragua, et à certaine alliance des Américains insurgens avec Ayder-Haly-Khan, qu’un fougueux Marseillais, au service de ce rajah, se faisait fort d’obtenir, le tout fort emmêlé, quand nous démêlons dans le tas un feuillet détaché de quelque manuscrit du Mariage de Figaro. Nos yeux tombent sur une phrase où la Bastille était apostrophée en toutes lettres. Si habitué que nous fussions aux pétulances inédites de mons Figaro, celle-là nous parut un peu forte. Nous interrogeons de plus près ce curieux feuillet, entièrement autographe, nous en découvrons deux autres qui lui faisaient suite et constituaient une longue variante du fameux monologue du Mariage de Figaro, et nous éprouvons alors un étonnement qu’il nous reste à faire partager à nos lecteurs.

Après le succès des hardiesses de Figaro dans le Barbier de Séville, son père se sentit poussé par l’opinion publique vers toutes les audaces. Le vent de fronde qui s’était levé, dès l’affaire du parlement Maupeou, soufflait plus fort, et pour la troisième fois, Beaumarchais lui confia sa barque, toutes voiles dehors. Après les Mémoires contre Goezman, après le Barbier de Séville, il lança le Mariage de Figaro, excité et soutenu par la complicité de l’opinion. « Il n’y a plus que vous qui osiez rire en face, » lui disait-on tout bas. Vous n’oserez pas oser jusqu’au bout, lui disait tout haut son ami et protecteur le prince de Conti. « Il me porta, conte Beaumarchais, le défi public de mettre au théâtre ma préface du Barbier, plus gaie, disait-il, que la pièce, et d’y montrer la famille de Figaro, que j’indiquais dans cette préface. » On sait assez que Beaumarchais tint la gageure, mais ce qu’on ne sait pas, c’est à quel point il fut beau joueur. Non content de montrer sur la scène de Molière la famille de Figaro, il avait osé lui faire passer les Pyrénées, Figaro en tête. Oui, le Mariage de Figaro, dans le premier plan de l’auteur, était transporté en France, tout comme le fut dix ans plus tard la Mère coupable. C’est là le premier fait que nous révèle notre manuscrit, et non-seulement Beaumarchais avait eu cette audace qui, à elle seule, suffirait à décupler la portée de toutes celles de la pièce connue, mais il