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déclarer à la reine « que les passages répréhensibles avaient disparu, » se récria spirituellement : « Ma foi, messieurs, je ne sais pas qui l’on trompe ici, tout le monde est dans le secret. » D’autre part, le cinquième censeur, Desfontaines, moins de quatre mois après, déclarera avec bonhomie : « D’après la manière dont on a parlé de cet ouvrage, j’ai dû l’examiner avec le plus grand soin, et j’en ai fait quatre lectures dans lesquelles j’ai suivi l’auteur, phrase par phrase : j’en conclus que M. de Beaumarchais aura supprimé ou adouci plusieurs endroits de sa pièce, puisqu’il me semble que de légers changemens suffiront pour en autoriser la représentation. » Voilà des témoignages qu’il suffit de rapprocher pour qu’ils s’éclairent. Donc, sans nous arrêter à peser ici toutes les habiletés de Beaumarchais, qu’il caractérise à merveille en les appelant sa docilité obstinée, constatons simplement que les grandes audaces que nous venons de signaler disparurent les premières, et si bien qu’il n’en restait plus trace dans aucun des manuscrits connus, dont nous avons sous les yeux toutes les variantes. Nous pouvons même dater avec quelque certitude cette suppression capitale, et l’époque où Figaro dut repasser les Pyrénées, sans tambour ni guitare. Remarquons du reste que l’opération n’était pas compliquée et que, pour transporter le lieu de la scène de France en Espagne, il n’y avait pas dix mots à changer dans la pièce ; qu’il suffisait par exemple de changer quelque château de Fraîche-Fontaine en Aguas-Frescas, et Antoine en Antonio, etc. La couleur locale était ici le moindre obstacle. On peut d’ailleurs maintenant s’amuser à faire l’opération inverse, à la scène, quand on voudra.

Le Mariage de Figaro, qui ne devait être joué à la Comédie-Française que le mardi 27 avril 1784, y avait été reçu dès la fin de 1781. Coquelay de Chaussepierre, chargé de le censurer, donna vite une première approbation, qu’il ne faut pas confondre avec une autre du même censeur, laquelle se lit sur le manuscrit de la famille, à la date du 28 février 1784. Cette première autorisation de Coquelay était accordée au prix de quelques changemens dont le roi voulut être juge lui-même. C’est pourquoi il se hâta de parcourir seul d’abord, puis de se faire lire d’un bout à l’autre la pièce par Mme Campan. Or, dès le 22 mai 1782, Beaumarchais écrivait à son ami La Porte, dans ce style à la fois précieux et truculent, où il se joue quand il a une grosse joie : « Quand le terme est venu d’accoucher d’une pièce devant le public, il faut, ma foi, ranger cette opération parmi les affaires graves, car il y va de la vie ou de la mort de l’enfant conçu dans le plaisir. Les comédiens, mes accoucheurs, sont donc tout prêts ; un censeur qui m’a tâté le