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bâton dont la méchanceté s’est déjà servie, » et protège ainsi « un monument formé à grands frais sur le quinconce du boulevard, des précieux débris de l’arc de triomphe Saint-Antoine, en la forme circulaire, de manière que la promenade publique aboutisse agréablement à ce monument décoré de statues, bas-reliefs et inscriptions en marbre, d’un très grand prix. » Pauvres statues ! Les voici sous notre fenêtre, dans le jardin du musée de Cluny, pendant que nous écrivons ceci, affreusement mutilées, et lugubrement drapées de neige.

Mais ce n’est déjà plus entre ses statues et « les pelotons de plébéiens, » c’est entre la révolution et sa propre personne, que Beaumarchais est contraint de mettre une barrière. On l’accuse de cacher, dans ses vastes magasins, du blé et des armes. Ironie immanente des choses ! Ce qu’il cache, ce sont 1,500,000 volumes de cette édition de Kehl qu’il a élevée, en payant un demi-million de sa poche, à la gloire de Voltaire, un autre précurseur de cette révolution qui traitait en suspects ses ancêtres les plus authentiques, en attendant qu’elle dévorât ses propres enfans. Dans une lettre inédite au prince Youssopow, écrite à ce propos, quand Athènes l’aimable s’est un peu changée en Sparte la farouche, Beaumarchais s’écriait mélancoliquement : « J’ai tenu parole à l’Europe en rendant gloire ouvertement à l’étonnant vieillard qui m’avait dit, presque en mourant, et me serrant de ses bras décharnés : Mon Beaumarchais, je n’espère qu’en vous ; vous seul en aurez le courage. » Certes, parmi les obstacles à une édition complète de ses œuvres, l’étonnant vieillard ne prévoyait pas celui-là, et qu’un jour viendrait, qui n’était pas loin, où son éditeur risquerait d’être égorgé comme accapareur et aristocrate.

Beaumarchais reçoit donc les formidables visites du peuple souverain, et il est porté sur les listes de proscription qui se dressent dans les clubs. Il se défend en affichant sur les murs de sa maison qu’il est pur, que le peuple a visité ses magasins, et n’y a trouvé ni armes, ni blé, que des commissaires « ont examiné tous ses papiers » et n’y ont trouvé « rien de coupable. » Nous avons sous les yeux une de ces affiches : elle est jaune, imprimée en grosses lettres, avec ces mêmes caractères de Baskerville qu’il avait achetés pour éditer Voltaire. Mais toutes ces parades deviennent insuffisantes. C’est alors qu’il pousse l’affaire des fusils qui allait lui coûter la bourse, mais lui sauver la vie.

La révolution manquait de fusils, et la guerre avec l’Europe approchait, inévitable. M. de Graves, ministre de la guerre, avouera à Beaumarchais qu’il avait fait pour plus de 21 millions de soumissions de fusils, sans avoir pu, depuis un an, en obtenir un seul.