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que la poésie, la musique se tait, s’arrête et nous arrête avec elle sur la vision du pauvre, assis comme Lazare au seuil du mauvais riche, dans le tableau de Bonifazio.

Rapprochons à présent les deux strophes musicales des deux strophes poétiques : c’est entre celles-là que nous sentirons le mieux le contraste. Contraste de pensée, contraste moral, qui résulte de différences techniques, purement musicales, faciles d’ailleurs et peut-être intéressantes à noter. L’antithèse est partout, entre tous les élémens ou tous les facteurs de la musique : mélodie, harmonie, instrumentation. L’orchestre, et quel orchestre ! aérien, léger, conseiller de paisible sommeil et de songes heureux, accompagnait la lyre ; l’orgue seul, nous le disions plus haut, répond à la harpe. Là-bas s’enlacent et se dénouent des accords aimables ; ici, rien qu’un sévère unisson, un soupçon de fugue ; et puis, dans le vide, le silence, au lieu du chœur, de la berceuse antique, un memento de la misère humaine soupiré par une voix seule, froide et nue autant que cette misère même.

Cette opposition, qui fait tout le sujet de l’œuvre, le musicien comme le poète, mais avec plus de variété, va la reproduire sous différentes formes et pour ainsi dire à plusieurs degrés, la renouveler par des exemples empruntés aux divers ordres de la vie universelle. Dans ce nouveau débat des anciens et des modernes, les bêtes elles-mêmes, les oiseaux, interviendront pour témoigner, chacun à sa manière, en l’honneur du temps et de la foi qu’il représente. Ici, non moins que dans le Déluge, l’ornithologie musicale a très bien réussi à M. Saint-Saëns, et du parallèle entre l’aigle et la colombe, Buffon et La Fontaine seraient jaloux. L’aigle, le premier, s’enlève sur des trémolos frémissans, sur des basses vigoureuses et grondantes, sur de sifflantes envolées de l’orchestre. Au-dessus, plane la voix qui célèbre l’oiseau de Jupiter, et cette voix lance l’éclair et la foudre. Ici plus que jamais la musique écrase la poésie de toute sa puissance imitative ; que dis-je ? elle la soulève au contraire et l’emporte dans l’essor de son lyrisme éblouissant. L’aigle montait de la terre au ciel ; la colombe descend du ciel sur la terre, et la musique, elle aussi, qui s’élançait tout à l’heure, s’abaisse jusqu’à nous avec la messagère de paix. Après la strophe d’orgueil et décolère, voici la strophe de grâce et de modestie. « Wie Flöten so süss, dit quelque part Schiller, Wie Stimmen der Engel im Paradies… Quelque chose d’aussi suave que les flûtes, que les voix des anges dans le Paradis. » Plus d’une fois ainsi la musique associa le timbre de la flûte aux idées, aux images de pieuse et mystique douceur : à l’adorable Incamatus de la messe en ré, à la colombe de l’arche dans la page du Déluge que nous rappelions tout à l’heure, ici encore à cette autre colombe, que des soupirs, presque des roucoulemens de flûte accompagnent. Et voilà ce que la seule poésie (ici du moins, selon nous) ne