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Tout change avec ces vers : plus de mordantes attaques, ni de rythme qui danse et qui ronfle, mais des accords qui semblent étendre un voile, oh ! très léger, sous lequel s’accomplit sans violence et sans effroi le mystère de la mort. Et l’âme, insensiblement, s’envole, tandis qu’une rentrée inattendue et singulièrement heureuse ramène et ressuscite l’allègre motif du début.

Je me reprocherais enfin de négliger, parmi tant de belles pages, une des plus belles, encore une strophe de la lyre, celle qui commence ainsi :


Chante ! Jupiter règne et l’univers l’implore,
Vénus embrasse Mars d’un souris gracieux.


Elle chante l’âme antique toujours, mais non plus celle de l’homme, celle des choses. Lancée, fouettée d’abord par des traits de violons, elle est entraînée dans un tournoiement sans fin, dans une céleste ronde, où les motifs se meuvent, roulent et voguent ensemble comme des sphères à travers de lumineux espaces. Instrumentales ou chorales, les masses évoluent avec un ordre pour ainsi dire astronomique. Cela n’est plus de l’histoire, mais en quelque sorte de la cosmographie musicale. Et, pour conclure à peu près comme concluait, à la fin d’une page astronomique aussi, après avoir énuméré les merveilles de l’espace, l’auteur des Sources, si en face de cet ensemble grandiose, de cet harmonieux univers, si en face de ces mouvemens admirables et de ces lois sereines des sons, obéies avec sérénité, vous écoutez sans entendre, et sans comprendre, alors, oh ! alors je vous plains.

Heureusement, le public du Conservatoire a compris et compris deux choses : d’abord que cette musique est belle en soi, d’une beauté spécifique ; belle par les formes et les lignes, par la mélodie, l’harmonie et les timbres, par la richesse des combinaisons, l’abondance et la logique des développemens. Mais ce n’est pas tout, et cette belle musique est autre chose et plus encore que de la musique. Elle sert une grande idée poétique, l’appuie et la confirme ; elle en centuple l’énergie, l’éclat et le rayonnement. Elle impose à notre sensibilité le contraste historique et moral que lui proposait la poésie. Et cela sans excéder son domaine, ni la mesure légitime de ses ambitions. Rien de plus musical, nous le disions en commençant, que le sujet de la Lyre et la Harpe, opposant l’un à l’autre le christianisme et l’antiquité, c’est-à-dire le plaisir et la souffrance, les deux pôles de la musique et de l’âme. Or, à l’inverse de ce qui se passe en géographie, en musique les deux pôles sont le mieux connus, tandis que les régions intermédiaires demeurent obscures. Voilà d’où vient la clarté, l’intelligibilité de la partition de M. Saint-Saëns. Et voici.d’où lui vient la suprême beauté : elle représente et symbolise une