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Allemagne, que les discussions et les délibérations se succèdent, que les amendemens se multiplient et qu’on n’est pas plus avancé qu’il y a deux mois. M. de Caprivi, seul chargé de soutenir la lutte contre toutes les oppositions, a beau se prodiguer, tenir tête à toutes les contestations, s’adresser aux nationaux-libéraux comme au centre, il ne réussit pas à rallier une majorité. Il est exposé à se trouver un de ces jours entre la nécessité d’un ajournement que l’empereur ne se résigne pas à accepter et l’extrémité d’une dissolution du parlement qui peut n’être pas sans péril. Mais ce n’est pas là le seul point obscur, la seule difficulté dans la politique allemande, telle qu’elle apparaît aujourd’hui. Un des plus dangereux élémens de la situation de l’empire, c’est certainement cette agitation agraire qui s’est déclarée avec une intensité singulière, qui se manifeste dans le parlement comme dans les réunions publiques, qui a pour chefs des hommes comme M. de Plœtz, M. de Kanitz, M. de Manteuffel, — grands Prussiens devant l’empereur, mais aussi grands propriétaires ruraux. Cette agitation, elle a évidemment ses raisons, elle répond à un mal réel, à la détresse de l’agriculture et des populations rurales. Jusque-là elle n’aurait rien que de simple ; seulement, elle surprend le cabinet impérial dans un moment où il s’efforce de négocier avec la Russie un traité de commerce qui, dans la pensée du chancelier, a certainement une importance politique, qui doit tendre à rapprocher les deux empires. M. de Caprivi sait bien que s’il veut avoir le traité qu’il poursuit, il doit faire des concessions de tarifs pour l’entrée des céréales russes, comme il a fait l’an passé des concessions pour son traité avec l’Autriche. C’est justement l’objet des protestations véhémentes des « agrariens, » qui mènent si passionnément la campagne et contre le traité austro-hongrois et contre les négociations engagées avec la Russie, en invoquant la ruine de l’agriculture, la misère des paysans poussés au désespoir. Ils remplissent le Reichstag, le Landtag prussien de leurs doléances ; ils sont allés porter leurs plaintes jusqu’auprès de l’empereur.

Singulier retour des choses ! Autrefois, sous les derniers règnes, ces ruraux, ces terriens, ultra-conservateurs, loyalistes dynastiques, n’avaient d’autre politique que le roi et l’alliance russe. Aujourd’hui ils ne veulent entendre parler à aucun prix d’un traité avec la Russie. Tout a changé : c’est que leur intérêt parle plus haut ! M. de Caprivi sent bien le danger de cette agitation qui trouble sa diplomatie, dans laquelle il croit voir de plus la main de M. de Bismarck, et c’est peut-être parce qu’il le sent qu’il a laissé tout récemment éclater ses amertumes dans un discours pathétique et sombre. Il a montré le socialisme, l’antisémitisme excitant les passions révolutionnaires dans les villes, dans les centres industriels, la ligue agraire soufflant maintenant la révolte au paysan des marches, et il n’a pas craint d’ajouter