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moment ? Une heure de bonheur efface des années de souffrance ; le mal passé n’est que songe ; il n’existe plus. » Tout cela était faible assurément. Mais les temps étaient calmes ; on était riche et tranquille. Le Juif riche se regarde comme assez récompensé par la richesse ; volontiers il tient Dieu pour quitte de son paradis. Le riche n’a pas besoin d’une autre vie. Le judaïsme, d’ailleurs, au milieu de la vie attristée de l’antiquité, donnait tant de bonheur que l’on passait condamnation sur bien des obscurités.

Il n’en fut plus ainsi le jour où commença la persécution d’Antiochus. Ce jour-là, on vit les apostats récompensés et les fidèles mourir dans les plus atroces supplices pour ne pas renier la Loi. C’était vraiment par trop fort. Les explications, qui jusqu’alors avaient pu paraître un peu boiteuses devinrent tout bonnement ineptes. On continuait bien de répéter machinalement que tout cela arrivait à cause des péchés du peuple[1] . Mais c’était là une vraie rengaine. En y mettant la plus extrême bonne volonté, comment prétendre que ces justes-là avaient eu, dans la vie présente, leur récompense ? Entre le supplice et la mort, où trouver un joint pour placer leur paradis ? Le fils de Sirach lui-même eût été, en pareil cas, bien embarrassé pour placer son quart d’heure de récompense. Non, non, c’est impossible ! Le martyr n’est pas récompensé ici-bas. Il est récompensé, cela est indubitable ; donc il est récompensé dans une autre vie, dans un autre monde. Il y a une autre vie, un autre monde, où se réalisera le règne de Dieu. Les saints opprimés maintenant seront les rois de ce monde. Les martyrs qui auront contribué à le fonder ressusciteront. Les méchans sans doute ressusciteront aussi ; mais ce sera pour la vallée de Géhenne, où le ver ne meurt pas, le feu ne s’éteint pas[2]. Il y avait partage à cet égard ; selon plusieurs, le méchant ne ressuscitait pas ; sa punition, c’était le néant[3].

C’est par cette affirmation héroïque qu’Israël sortit vainqueur d’une situation sans issue. Jamais dogme ne se produisit d’une manière plus inéluctable. La croyance en la résurrection procède d’une façon si logique du développement des idées juives qu’il est tout à fait superflu d’y chercher une origine étrangère. La Perse croyait à la résurrection avant Israël, et il faut avouer que le ivre de Daniel, où figure pour la première fois le dogme juif, est rempli de traces de l’influence persane. Mais on ne se sauve pas par emprunt. Le martyr fut le véritable créateur de la croyance en la

  1. II Macch., VII, 18, 32-33, 38 ; Dan., IX, 4 et suiv.
  2. Voir Hist. du Peuple d’Isr., t. III, p. 493. Sirach, VII 17.
  3. II Macch., VII, 14. In resurrectione justorum. Voir Orig. du Christ., V, 276.