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Ce n’est pas ici le lieu d’insister sur ce point. La conception juive a du moins un côté très philosophique ; elle suppose que l’homme n’est pas immortel par lui-même, que l’immortalité, si elle lui est destinée, ne vient pas de sa nature, essentiellement mortelle, qu’elle vient uniquement d’une grâce de Dieu, qui tient à honneur d’être juste[1]. C’est un miracle que Dieu se doit de faire, malgré la loi : Tout ce qui a commencé finira. » Si l’univers arrivé, dans des milliards de siècles, à sa pleine maturité, se prend à vouloir être juste pour les innombrables êtres qui auront vécu, c’est par un tour analogue que nous imaginons la reviviscence des individus ; et, comme un sommeil d’un milliard de siècles n’est pas plus long qu’un sommeil d’une heure, cela semblerait se passer à l’heure même de la mort. In momento, in ictu oculi.

Mais ces rêves nous emportent trop loin. Revenons à nos héroïques Israélites, qui se laissent tyranniser pour une loi dont toutes tes récompenses se réduisent à une longue vie. On ne saura jamais combien furent féconds ces jours sombres où Antiochus Épiphane préluda au rôle de Néron, et, en persécutant la religion, la consolida, y mit son sceau. Rien ne naît que dans la crise ; ce qui était latent et en puissance ne se dégage que sous la pression du coin de la nécessité. L’israélitisme, reposant sur cette doctrine immorale que l’homme à qui il arrive un malheur est coupable, est obligé de reculer et de dire le mot qu’il résistait tant à prononcer depuis des siècles : « la vie éternelle. » Le messianisme, l’apocalyptisme, retenus jusque-là dans leur croissance, vont maintenant marcher à pas de géans. Ce qui est fondé, en particulier, c’est le christianisme. Les deux idées fondamentales de Jésus, le royaume de Dieu et la résurrection, sont complètement formulées. L’esprit de martyre est créé. La mère et les sept fils vont faire le tour du monde et seront traités absolument comme des martyrs chrétiens. L’abomination de la désolation a porté la colère à son comble. Vivent les excès ! Vivent surtout les martyrs ! Ce sont eux qui tirent l’humanité de ses impasses, qui affirment quand elle ne sait comment sortir du doute, qui enseignent le vrai mot de la vie, la poursuite des fins abstraites, la vraie raison de l’immortalité.


ERNEST RENAN.

  1. Des théologiens chrétiens ont soutenu également que l’immortalité n’est pas de l’essence de l’homme, qu’elle lui est accordée par un acte spécial de Dieu.