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lui fut spontanément attribué par les contemporains, — et qu’elle gardera sans doute, malgré tous les efforts qu’on a tentés pour réduire aux proportions d’un simple massacre ce fameux événement. Il y a des légendes contre lesquelles l’histoire ne peut rien. Et c’est justice ; car elles sont plus vraies que l’histoire même, étant issues d’un secret et profond instinct de la conscience populaire, d’une mystérieuse intuition d’élémens subtils que l’historien ne retrouve pas plus dans les dossiers de ses archives, que le botaniste ne retrouve le parfum de la fleur desséchée dans son herbier. De mars à juillet 1789, c’est-à-dire dans la période non encore officielle, si l’on peut dire, de la révolution, une effervescence insolite et dangereuse se manifeste en Poitou, en Bretagne, en Touraine, en Normandie, en Champagne, en Bourgogne, en Auvergne, en Languedoc. L’émeute qui éclata en mars 1789 à Toulon, première ébauche de la sédition bien autrement grave du 1er décembre, qu’on se propose de raconter ici, ne fut pas la moins symptomatique de ces secousses locales, où les esprits clairvoyans pouvaient trouver déjà l’indice du prochain et universel ébranlement.


I

Le 23 mars 1789, les délégués du tiers-état étaient réunis à l’hôtel de ville afin de procéder au choix des députés de la ville de Toulon et à la rédaction définitive du cahier des doléances de la sénéchaussée. Tout à coup une foule menaçante envahit l’hôtel de ville, en proférant des cris de mort contre deux des membres de l’assemblée, l’ancien maire et consul, Lantier de Villeblanche, et le procureur de la commune, Beaudin, haïs l’un et l’autre à cause de la sévérité qu’ils avaient déployée dans l’exercice de leur charge[1]. « Le péril croissant, nous, ainsi que tous les membres de notre assemblée, voulant soustraire à la fureur du peuple les deux personnes qu’il désignait, nous les avons fait cacher dans une petite chambre dont la porte donne dans la salle où nous étions ; cela fait, reconnaissant que le courroux de la populace était excité par la cherté des denrées de première nécessité, nous lui avons fait annoncer une diminution de prix sur le pain, la viande et l’huile. » En dépit de cette concession, « la populace continua à exhaler sa fureur contre les dits sieurs Lantier et Beaudin. » Quelques soldats accoururent d’un corps de garde voisin : ils furent aussitôt désarmés. Un forcené pénétra dans la salle des

  1. Tous les détails qui suivent sont extraits d’un procès-verbal rédigé à la requête du parlement d’Aix par MM. Eynaud, maire de Toulon, et Roubaud, consul (Archives municipales de Toulon).