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considérée comme un indice de la tiédeur des convictions révolutionnaires de cet officier ? Ne fut-elle pas aperçue ou plutôt ne vit-on et ne voulut-on voir que la cocarde noire, l’odieuse cocarde « arborée par opposition à la nationale, » six semaines auparavant, à l’époque des « orgies de Versailles »[1] ? Quoi qu’il en soit, un volontaire de la garde nationale, en faction à la porte, saisit M. d’Auville par le bras et se mit à l’interpeller grossièrement au sujet de cette cocarde. L’officier répliqua, d’autres volontaires accoururent, l’entourèrent. Insulté et menacé, M. d’Auville fit mine d’épauler son fusil de chasse, afin de tenir les agresseurs à distance. On ne sait trop comment se serait terminée cette scène si un officier du régiment de Barrois ne s’était porté au secours de son camarade et n’avait obtenu des volontaires qu’ils se retirassent. M. d’Auville se rendit aussitôt chez son colonel pour lui exposer les faits ; puis, accompagné de son chef, il alla porter plainte au consul à l’hôtel de ville. La garnison tout entière avait pris parti pour M. d’Auville. La garde nationale prétendait avoir été insultée et réclamait le châtiment d’un insolent et d’un factieux. Telle était de part et d’autre l’irritation, que deux députations, l’une des volontaires, l’autre des troupes régulières, furent expédiées à l’assemblée nationale. Quant à M. d’Auville, on jugea prudent de l’envoyer au fort Lamalgue, tant pour le préserver de quelque agression, que pour donner un semblant de satisfaction à la garde nationale et à la population civile. L’affaire s’apaisa quelques jours après ; les députations envoyées à Paris lurent rappelées et la bonne harmonie parut rétablie. Mais le fait seul qu’elle ait pu être compromise par un incident d’aussi mince importance permet déjà d’entrevoir combien elle était précaire. C’est ce que prouveront mieux encore les événemens d’une signification plus pleine et plus grave auxquels cette affaire servit de prélude.

Le comte Charles-Hector d’Albert de Rions avait pris, sur son vaisseau le Sagittaire, une part plus qu’honorable à la guerre d’Amérique. On citait sa bravoure au combat de la Grenade, en 1779, sa belle campagne de 1781, sous les ordres du comte de Grasse. Telle était sa réputation que le bailli de Suffren écrivait au ministre, en 1782[2] : — « Je ne connais qu’une personne qui a toutes les qualités qu’on peut désirer, qui est très brave, très instruit, plein de zèle et d’ardeur, désintéressé, bon marin : c’est M. d’Albert de Rions, et fût-il à l’Amérique, envoyez-lui une frégate. J’en

  1. Mémoire de la ville de Toulon, p. 19.
  2. Lettre de Suffren au maréchal de Castries, du 29 septembre 1782, citée en note dans les Mémoires de Malouet (I, p. 234).