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vaudrai mieux, l’ayant ; et si je meurs, vous serez assuré que le bien du service n’y perdra rien. Si vous me l’aviez donné quand je vous l’ai demandé, nous serions maîtres de l’Inde… » — Promu chef d’escadre en 1784, le comte d’Albert de Rions avait été investi, l’année suivante, des importantes fonctions de commandant de la marine à Toulon, en remplacement du chevalier de Fabry, et il les exerçait encore lorsque la Révolution commença. C’était un cœur généreux et humain. Lors du mariage de sa fille avec le marquis de Colbert, il avait distribué, à des ouvriers de l’Arsenal et à des marins pauvres, les sommes qui devaient être consacrées aux fêtes nuptiales[1]. Non content d’encourager, il soutenait libéralement de ses deniers une institution de prévoyance appelée la Bourse du marin, destinée à secourir les familles de matelots tombées dans la misère[2]. Mais une longue habitude du commandement, — il était entré dans la marine à l’âge de quinze ans et y servait depuis près d’un demi-siècle, — l’usage d’une autorité absolue et presque illimitée, comme l’est celle des officiers de mer à bord de leurs bâtimens, avaient donné à son caractère, naturellement hautain, quelque chose d’impérieux, qui, s’ajoutant à la morgue aristocratique, — dont il n’était pas plus exempt que les autres membres de sa caste, — imprimait à ses allures, à sa parole même, je ne sais quoi d’autoritaire, de raide et de cassant : — « Il est difficile, dit un journal du temps, de défendre ce général du reproche d’in-considération, d’emportement et de cette hauteur déplacée, qui, faute de savoir se plier aux circonstances, amène presque toujours l’humiliation. Mais on ne doit pas oublier que ces défauts tiennent à une éducation que l’esprit de liberté n’a pas eu le temps de modifier, à des habitudes contractées sous un régime différent de celui où nous sommes… Il n’est pas aisé à un militaire… de se faire tout à coup à ces égards que les Droits de l’homme réclament dans les États libres[3]… » — Qu’on se représente, si l’on peut, combien un pareil homme dut souffrir lorsqu’il lui fallut assister aux premières manifestations de l’esprit nouveau et constater l’inertie du pouvoir en présence de faits plus graves et plus nombreux de jour en jour, qui attestaient l’irrémédiable décadence du principe d’autorité ! — « Les liens de la subordination tendent de plus en plus à se relâcher, » — écrivait-il au ministre quelques jours après la sédition

  1. Moniteur du jeudi 17 décembre 1789. « Le commandant, homme dont les qualités personnelles sont révérées, que toute la ville honore et qu’elle voudrait aimer… homme d’une humanité privée peu commune, qui tout à l’heure encore avait consacré aux pauvres marins une somme assez considérable, destinée à l’ornement d’une fille chérie… »
  2. J’emprunte ce détail à une très curieuse brochure, sorte de plaidoyer en faveur de son fils, publiée par le comte de Rions, père de M. d’Albert de Rions, en 1789.
  3. Courrier de Provence, t. V, n° XCIV.