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l’opinion autant qu’on aurait pu le croire. Le spectre allait grandir peu à peu, inquiétant la Restauration ; il devait reparaître quinze ans après et pousser plus d’un combattant aux barricades. Chez les royalistes, la passion satisfaite fit place à la stupeur, à une gêne triste. Pour connaître le sentiment des contemporains, il faut détacher des Souvenirs du feu comte d’Haussonville une page d’une extraordinaire intensité de vie ; je la signale à M. Welschinger ; elle résume le sujet qu’il a si bien traité. — « Quand je cherche dans ma mémoire d’enfant les souvenirs qui se rattachent aux événemens de cette époque, je ne retrouve plus, à l’état bien vague, que celui de la très douloureuse et très solennelle impression reçue le soir du jour de la condamnation à mort du maréchal Ney… Je vois encore d’ici l’air d’abattement et les gestes consternés avec lesquels mon père, revenant tard de la chambre des pairs, racontait à sa femme épouvantée les détails du lamentable procès, et comment, le matin même, il avait reçu la visite de la maréchale en pleurs, qui lui avait dit : « Ah ! monsieur d’Haussonville, vous qui connaissez le maréchal, vous savez bien que, malgré son courage, en dépit de toutes ses victoires, au fond, ce n’a jamais été qu’un homme faible et un enfant. Il n’a pas eu la conscience de ce qu’il a fait, ah ! vous le savez bien, n’est-ce pas ? » Telle était en effet la conviction de mon père. Il avait, comme la plupart de ses collègues, condamné le maréchal parce que les faits de haute trahison étaient trop patens ; mais, comme eux, il avait espéré que, le jugement une fois rendu, le roi Louis XVIII lui ferait grâce. Maintenant, d’après quelques mots échappés aux ministres, il en doutait. Je ne saurais rendre l’impression de désespoir que, assis à leurs pieds, sur un tabouret, et oublié par eux au milieu de leur trouble, j’ai vue en ce moment sur les visages de mon père et de ma mère ; le souvenir en est resté profondément gravé dans ma mémoire, et je me sentais presque aussi ému. La pièce, devenue progressivement obscure, dans laquelle mes parens se tenaient, donnait sur un petit jardin qui bordait la rue de Suresnes. Un orgue était venu s’établir sous les fenêtres ; il jouait en ce moment un air mélancolique… »

Je me suis plu à recommander un ouvrage qui fera réfléchir sur l’absurde chose qu’est un procès politique. On ne jugerait jamais les litiges de cette nature, si l’on se rappelait la pensée de Pascal : — « Le droit a ses époques. L’entrée de Saturne au Lion nous marque l’origine d’un tel crime… » — Ce qu’il dit là est surtout vrai pour le temps des révolutions. À l’époque dont nous nous sommes occupés, on vit passer en quinze mois quatre gouvernemens, sans compter les provisoires : ils furent servis par les mêmes personnes, les mêmes soldats. Qui marquera l’heure