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un Berryer, à un Thiers ou à un Guizot. Nouveau-venu dans la carrière parlementaire, il ne se hâtait pas ; il se contentait de rester le témoin intéressé et attentif de ces grandes luttes comme aussi du drame qui commençait à se nouer autour de lui.

On était en effet à ces énigmatiques années 1846-1847 où, dans l’éclat apparent du succès et de la prospérité, se manifestait une intime et tragique contradiction. Au premier aspect tout semblait certes attester la force et garantir la durée du règne. Depuis dix-sept ans cette monarchie de juillet, née d’une commotion populaire, avait passé par toutes les épreuves, et elle les avait subies toutes victorieusement. Elle avait rencontré sur son chemin, surtout à son début, de formidables séditions intérieures et elle les avait vaincues sans coup d’État. Elle avait vu s’élever devant elle les orages extérieurs et elle les avait dissipés par la prudence. Elle avait été plus d’une fois menacée dans son représentant couronné par les attentats multipliés contre le roi, et elle avait été, pour ainsi dire, raffermie, popularisée par le crime. Elle avait été atteinte dans sa force héréditaire par la catastrophe imprévue qui avait enlevé le prince royal, M. le duc d’Orléans, et elle avait encore résisté à ce coup de la mauvaise fortune. Le problème de la stabilité ministérielle paraissait lui-même résolu par la durée d’un cabinet qui décorait d’éloquence l’esprit de conservation et de résistance. Les partis extrêmes, les plus hostiles au régime, semblaient se résigner et ajourner leurs espérances tout au moins jusqu’à la fin du règne. Par une étrange combinaison cependant, sous des apparences presque imposantes, un indéfinissable malaise se répandait partout, autour des pouvoirs publics, dans la société elle-même. Les crimes mystérieux, les suicides, l’anarchie des idées et des mœurs, les scandales, la vénalité, la corruption, éclataient sous toutes les formes et à tout propos. Les incidens se multipliaient jusqu’à fatiguer ou à égarer l’opinion déconcertée[1]. Quelques réformes à demi libérales auraient pu être une diversion favorable ; elles rencontraient dans le gouvernement une résistance qui ajoutait à l’irritation.

  1. Un des chapitres les plus saisissans de l’Histoire de la monarchie de Juillet, de M. Paul Thureau-Dangin, est certainement celui où l’auteur décrit cet état moral où se succédaient de si émouvantes catastrophes : et le procès Teste-Cubières devant la cour des pairs, et la mort volontaire du comte Bresson à Naples, et la tragédie de la duchesse de Praslin, et d’autres drames moins retentissans, et les manèges équivoques pour des trafics de places qui se passaient jusque dans les cabinets ministériels. C’est un tableau saisissant qui annonce le drame prochain au cœur de l’État !