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effet le sol de Rome et de la campagna ; Ostie surtout était une mine inépuisable de sculptures précieuses. Déjà Nicolas V avait mis les premiers fondemens du musée Capitolin que Sixte IV a enrichi dans la suite ; Paul II s’est fait un autre musée dans son palais de Saint-Marc. À l’exemple des pontifes, tous ceux qui, à Rome, se piquaient de goût et de culture, — les cardinaux Riario, Savelli, Grimani, l’évêque Colocci, — tenaient à honneur d’avoir leurs collections d’anticaglie, selon l’expression du temps. Le plus heureux, le plus intelligent de ces collectionneurs est le cardinal Giuliano della Rovere, évêque d’Ostie et futur pape. Ballotté par la tourmente politique sous le règne du Borgia, réfugié même à ce moment en France, il n’en a pas moins su réunir dans son splendide palais de Santi-Apostoli (Colonna) ou dans sa demeure cardinalice, près San-Pietro-in-Vincoli quantité de ces marbres magnifiques qui formeront bientôt la splendeur du Belvédère.

Avec les moyens d’information dont nous disposons aujourd’hui, il n’est malheureusement pas possible de dresser la liste exacte des sculptures antiques que possédait Rome dans les dernières années du XVe siècle ; mais il est bien hors de doute que, pour le nombre comme pour la qualité, elles dépassaient incomparablement toutes celles que Laurent le Magnifique a pu réunir à Florence. Dans le jardin des Médicis, le jeune Michel-Ange n’avait eu devant lui, en somme, que des modèles de second ou de troisième ordre[1] : ce n’est que sur les bords du Tibre que lui furent révélés les vrais chefs-d’œuvre de l’art classique, et la tradition a recueilli plus d’une parole ailée et ravie prononcée par lui au sujet de mainte pièce conservée de nos jours au Vatican. Ajouter à cela l’effet que produit déjà la ville éternelle par elle-même, avec ses monumens et ses ruines, avec ses souvenirs et ses horizons, l’espèce de secousse et d’agrandissement, selon le mot heureux de Goethe, qu’elle ne manque jamais de donner à toute âme bien née : et vous vous douterez de la révolution immense qui dut s’accomplir alors dans l’esprit de l’élève de Bertoldo.

Je n’ignore pas que des critiques autorisés ont imaginé récemment de faire honneur de cette révolution à une autre ville que Rome et à des modèles tout autres aussi : les sculptures fougueuses et superbes de Jacopo délia Quercia au portail de San-Petronio auraient, dès 1494, frappé les regards et transformé le talent de Michel-Ange adolescent, pendant les quelques mois passés alors à Bologne.

  1. Les pièces antiques les plus remarquées aujourd’hui aux Uffizi, — telles que l’Arrotino, les Lutteurs, le groupe de Niobe, — n’étaient pas encore découvertes à l’époque dont il est parlé ici.