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vingt-six ans, lui près de soixante-cinq. Jamais vieillard n’a moins fait la cour aux jeunes gens : c’était un des traits nobles de son caractère. Il s’en tenait à ses vieux amis qui, en général, étaient des lettrés plutôt que des littérateurs. Quant à la nouvelle génération, non-seulement il ne faisait aucun pas vers elle, mais ne l’encourageait pas à franchir l’espace qui les séparait. Cependant, comme j’avais la confiance de quelques-uns de ceux auxquels Mérimée avait, dès longtemps, accordé la sienne, je me suis trouvé en tiers dans des causeries presque intimes. J’y apportais, avec toute la modestie dont j’étais capable en ce temps-là, une paire d’oreilles très attentives et des yeux qui alors voyaient. Aussi m’est-il possible d’évoquer, comme une personne visible, vivante, toute prochaine, non pas sans doute l’auteur de Clara Gazul et de Colomba, mais l’auteur de ce dernier roman de Lokis, à la lecture duquel j’ai assisté.

Mérimée est mort depuis près de vingt-trois ans. Le silence s’est fait autour de lui, interrompu, à diverses reprises, par la tardive réception de son successeur à l’Académie et par la publication de ses lettres aux deux « Inconnues » et à Panizzi[1]. Ce silence ne durera pas et certains symptômes annoncent que le moment approche, qu’il est venu, de raconter Mérimée et de le classer, de déterminer son apport dans notre bilan de fin de siècle.

Invité à peindre son portrait pour une galerie déjà connue du public et peuplée des images de ses égaux ou de ses maîtres, j’ai dû, en partant de mes propres réminiscences, remonter assez loin dans le passé. Dans cette recherche de documens, j’ai été favorisé au point d’être quelquefois embarrassé de mes richesses, qui me livraient, avec l’histoire d’un homme, celle d’un temps. Sans parler de beaucoup de précieux témoignages que j’ai recueillis, j’ai eu entre les mains les lettres de Mérimée à son vieil ami, Albert Stapfer (1825-1870)[2]. Une très haute et affectueuse confiance, qui est, en ce monde, ma seule fierté, m’a permis de lire la correspondance complète de Mérimée avec la comtesse de Montijo (1839-1870).

Qu’ai-je fait de ces matériaux ? Je n’ai pas été assez maladroit pour découvrir un Mérimée inconnu, mais j’ai tâché de remettre à neuf l’ancien, qui est le seul vrai. Je me suis efforcé d’expliquer d’où il venait, où il allait et où il s’est arrêté, de marquer son

  1. On trouvera encore des lettres de Mérimée à Mrs  Senior et à la comtesse de Beaulaincourt dans la remarquable étude que M. le comte d’Haussonville a consacrée ici même à l’auteur de Colomba (15 août 1879).
  2. Je dois cette communication à l’obligeance de Mlle  V. Stapfer, fille de M. Albert Stapfer.