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tentation de se moquer de lui-même et de se peindre plus mauvais qu’il n’était. L’explication de 1840 est une seconde mystification greffée sur celle de 1827, mais elle ne vaut pas la première, qui demeure, je crois, la plus parfaite de l’histoire littéraire. En si peu de temps, avec ces misérables matériaux, comment ce Parisien de vingt-trois ans, ce petit bourgeois grandi entre papa et maman, put-il deviner et s’assimiler les sensations violentes et simples de ces primitifs ? Comment certains détails, certaines images, absolument étrangères à nos manières de sentir, à nos habitudes intellectuelles, se sont-elles présentées à son esprit ? Par quelle prodigieuse dépense d’imagination a-t-il su faire de chacun de ces poèmes si courts un drame complet en raccourci ? Notes, préface, appendice, biographie du barde Maglanovitch, plus vivant que la vie, pédante et candide dissertation sûr les vampires et sur le mauvais œil, jusqu’à ces bourdes et ces exotismes d’un traducteur mi-sauvage et mi-savant qui entourent cette poésie sombre d’une bordure comique, tout concourt à l’illusion. Non-seulement on absout le poète russe d’y avoir été pris, mais on a quelque velléité d’être dupe soi-même, malgré la confession du coupable, et, quant à la couleur locale, loin que la Guzla nous en guérisse, elle serait capable de nous faire croire, pour un moment, que c’est tout l’art, ou presque tout.

Mérimée diminue à la fois le mérite et le succès de son livre. En France, la Guzla ne passa point inaperçue ; à l’étranger, elle fut très remarquée. On a déjà vu l’enthousiasme de Pouchkine ; Goethe ne fut pas moins favorable dans un article qu’il écrivit à ce sujet et qu’Albert Stapfer s’empressa d’envoyer à son ami. Mérimée lui répondit : « Remercîmens pour l’article de Goethe que vous avez pris la peine de traduire pour moi. S’il faut vous dire la vérité, il m’a paru un peu plus lourd que les morceaux de critique du Globe, ce qui n’est pas peu dire. Je n’en suis pas moins très reconnaissant de ce souvenir… » Dans l’article en question Goethe louait fort le jeune écrivain, mais dévoilait la supercherie. Il avait été mis sur la voie, disait-il, par l’étrange parenté de ces deux mots, Guzla et Gazul, qui ne sont qu’un même nom avec deux voyelles interverties. Mérimée lui retire impitoyablement cette gloire, et de façon à rendre quelque peu ridicule le Jupiter de la poésie allemande. « Ce qui diminue son mérite à deviner l’auteur de la Guzla, c’est que je lui en ai adressé un exemplaire, avec signature et paraphe, par un Russe qui passait par Weimar. Il s’est donné les gants de la découverte afin de paraître plus malin[1]. »

C’est en 1828 que Mérimée publia la Famille Carvajal et la

  1. Correspondance inédite avec Albert Stapfer. Lettre du M décembre 1828.