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seulement qui s’en font une idée très indépendante et très particulière. Le grand nombre est ravi d’accepter un bonheur tout fait.

Mais je me laisse aller à peindre la comtesse de Montijo telle qu’elle fut dans ses années de royauté mondaine, au palais de Liria et à Carabanchel, tandis que je n’en suis encore qu’aux jours de solitude et à la vie modeste de Paris. Elle lisait alors beaucoup et allait au théâtre. Elle fut une des premières à applaudir Rachel. Mérimée lui présenta quelques écrivains, et principalement Henri Beyle, qui prit goût à la maison. Il trouva deux naïves et ferventes admiratrices dans les petites filles de Mme  de Montijo. « Les soirs où venait M. Beyle, m’a dit plus d’une fois l’impératrice, étaient des soirs à part. Nous les attendions avec impatience, parce qu’on nous couchait un peu plus tard ces jours-là. Et ses histoires nous amusaient tant !… » Imaginez les deux petites filles assises chacune sur un genou de Beyle et buvant ses paroles ; lui, déployant épisode par épisode ce prodigieux drame dont il avait été le témoin, à peu près comme il a raconté la bataille de Waterloo dans la Chartreuse de Parme, avec cette sincérité de touche, ce don du détail suggestif, qui rendaient les choses vivantes, présentes et toutes proches. Au milieu de ces récits de gloire et de misère, où les défaites égalaient en grandeur les triomphes, l’homme de Marengo et de la Moskowa, le héros au petit chapeau et à la redingote grise, faisait de brusques et éblouissantes apparitions. Beyle, pour le rendre visible aux yeux comme à l’esprit, donnait aux deux enfans des images : l’impératrice conserve encore une bataille d’Austerlitz, donnée « par son ami. » Ainsi la religion de l’empire se glissait dans ces jeunes imaginations, déjà préparées par les souvenirs paternels ; elle devenait le fond même de leur esprit. Heureuses petites filles qui eurent pour initiateur dans ce monde de la légende, non un Marco Saint-Hilaire, mais un Stendhal ! Heureuses aussi d’avoir connu le meilleur de cet homme intéressant, peut-être le vrai Stendhal, un Stendhal sans affectation et sans grimaces, un conteur hors ligne qui, pour être compris, pour être digne de ses petites amies, voulait être pur et daignait être simple !

Quant à lui, sa vanité ne connut peut-être pas de fête plus exquise, d’hommage plus vrai que l’attention émue de ces beaux yeux qui devaient être tant admirés. Il disait à la petite Eugénie : « Quand vous serez grande, vous épouserez M. le marquis de Santa-Cruz, — il prononçait ce nom avec une emphase comique. — Alors vous m’oublierez, et moi je ne me soucierai plus de vous. »

Je ne sais si Mérimée contait des histoires à l’enfant, mais il