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poil, nourri de miel sauvage et de sauterelles, il appelait ici « tous les habitans de Jérusalem et de la Judée » pour les enflammer de sa prédication. Là-haut, dans les fissures de ces rochers brûlés, des couvens s’accrochent encore à la pierre, s’enfoncent dans ses trous comme des aires inaccessibles. Sur ces falaises, parmi les angles rosés de la vieille roche, quelques-uns de ces creux d’ombre sont des grottes où, de siècle en siècle, les anachorètes sont venus nicher comme des chauves-souris, immobiles, maigris, les yeux dilatés par l’aveuglante vision de l’Éternel, n’entendant rien que leur monologue intérieur, ne voyant rien, quand l’image hallucinante s’effaçait, que les grands feux de la lumière sur les sables fauves. Aujourd’hui encore, on retrouve ici des ermites éthiopiens, des solitaires nègres qui murmurent de vieilles prières africaines. À ce régime, la cervelle se met à bouillonner, plus souvent elle se dessèche, se rétrécit jusqu’à l’idiotie. Sous ce ciel de flamme, entre ces montagnes de pierre et de sable, seule à seul avec l’immuable, l’âme périt d’horreur et de solitude, ou bien elle se trempe, s’épure, s’exalte, monte jusqu’à la prophétie, jusqu’à l’éblouissement sublime, jusqu’au cri aigu que nous entendons encore vibrer dans les vieux versets hébraïques.

Nous marchons sans nous voir avancer, tant les lignes du paysage sont simples et grandes, tant les deux hautes murailles de Moab et de Judée sont éloignées. Toujours ces cônes, ces cratères, ce soufre et ce sel. Devant certaines boursouflures bitumineuses, les petits chevaux nerveux, comme s’ils sentaient que cette nature contient quelque chose d’étrange, s’arrêtent, refusent d’avancer. Brusquement, d’un coup de sabot impatient, ils crèvent la croûte. Jaillit un jet de fumée qu’ils aspirent follement, dont ils se grisent pour s’emballer ensuite jusqu’à la rive de cailloux qui borde les eaux amères.

En ce moment il est six heures, et par-dessus les monts de Moab, le disque radieux vient de surgir. À cette époque, sa flamme est si dangereuse dans ces régions qu’aussitôt que l’astre a paru, il faut le fuir et songer à rentrer. Nous ne restons ici que quelques minutes, mais c’en est assez pour ne jamais oublier l’épouvantable simplicité de cette désolation. Une plage de pierres aiguës que ces eaux trop épaisses n’ont jamais pu rouler ; appesantie sur ces pierres, une onde poisseuse où, tout au bord, le soleil se mire en flamme languides, en taches aveuglantes et molles, avec des reflets de mercure ; çà et là quelques branches flottantes apportées par le Jourdain et rongées comme par un acide ; puis, entre les deux falaises, entre les deux murs calcinés où le soleil se réverbère, à perte de vue dans le sud, coupant le ciel d’une ligne d’horizon, toute l’étendue bleue, lourde, morne, qui déjà commence à fumer