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foncier de race, on voit moins le désir de gagner une fortune pour en jouir agréablement, qu’un impérieux besoin d’acquisition, de domination, de conquête, qui ne laisse jamais l’homme en repos. En même temps, notez ses aptitudes spéciales d’artiste. Il n’est guère peintre ni sculpteur ; il voit mal les dehors plastiques des choses. Même infériorité dans le roman ; il n’imagine pas des sentimens et des sensations pour les ordonner suivant des formes différentes de la sienne et qui seront des âmes de toutes espèces. En revanche, il excelle souvent comme poète lyrique, comme musicien surtout, c’est-à-dire toutes les fois qu’il a fallu faire parler son propre cœur, avec ses bonds, ses défaillances, son tumulte ou sa langueur. Aujourd’hui, tel Israélite français, philologue éminent, pour calmer les frémissemens d’amour ou d’indignation de son ardeur idéaliste, écrit d’admirables petites apocalypses. Voici que, pour maudire M. de Bismarck, il vient de retrouver l’accent des vieux prophètes. Ajoutez enfin que, si les noyaux durs, précis, que formaient autrefois les juiveries au sein des sociétés environnantes, se sont amollis en masses diffuses, certainement la race est encore cohérente, que ses enfans se tiennent et se soutiennent entre eux, qu’ils se reconnaissent et que le peuple les reconnaît. Concluez que même en Occident la conscience d’Israël n’est pas morte, que l’idée qui a fait se lever et se suivre tant de générations de même type est encore active et que sous les mille plis enfoncés par la culture européenne, demi-tordus par la pression du milieu, usés par son long effort de résistance, Israël a gardé ses grands traits de caractère. — Mais c’est en Orient qu’il faut aller pour retrouver, avec son relief primitif, la vieille et légendaire figure. Venez en Palestine, à Saphed où les juifs attendent le Messie sur la montagne qui doit porter son trône, venez à Jérusalem où ils pleurent toujours la ruine de Sion, voyez-les cantonnés à part, méprisés, séparés de l’humanité, s’obstinant dans leur regret et leur espoir, observez parmi ce peuple blême et scrofuleux quelques-uns de ces visages de vieillards, si douloureux, si beaux, au regard intérieur si résigné et si profond, voyez-les rôder parmi les pierres sépulcrales qui jonchent la vallée desséchée du Cédron, étreindre avec des lamentations aiguës le mur de David, regardez surtout dans cette synagogue la foule bruissante, tous ces yeux, tous ces nez qui se ressemblent, écoutez les prières passionnées qui montent vers le Dieu des ancêtres, et vous la sentirez passer, l’âme de la petite tribu fermée qui, sur ces plateaux durs, dans cette nature pétrifiée, dans cette lumière sèche, s’isola, se concentra, s’exalta, s’absorba dans son dialogue avec le Dieu de son cœur, et devint la petite parcelle chaude de ferment qui suffit par son contact à faire lever et à organiser tout notre monde.