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caustique de son auteur ; mais tout en reprochant au grand architecte sa rage de démolitions et de constructions, Andréa da Salerno n’a garde de noircir son caractère et de mettre en doute sa loyauté. Sous une forme badine et enjouée, il trace de l’artiste un portrait qui ne manque pas de piquant ni même de ressemblance, et voici les propos qu’il lui fait tenir devant le prince des apôtres, en demandant l’entrée au Paradis : « Je ne me suis jamais lassé de seconder les talens, et je n’ai jamais regardé aux dépenses pour vivre agréablement. Pourquoi les anciens ont-ils donné la forme ronde aux monnaies, si ce n’est pour qu’elles puissent d’autant mieux rouler ? .. J’ai éloigné de moi autant que j’ai pu toute mélancolie, et n’ai pensé qu’à nourrir mon âme d’allégresse et de plaisir. Dieu n’a-t-il pas donné à l’homme ce que vous appelez le libre arbitre ? L’homme est donc libre de vivre librement ! Il lui est défendu de tuer, de voler et d’injurier son prochain ; pour le reste, qu’il mange, boive, s’amuse et, s’il a du bon sens, qu’il suive la béate indolence d’Épicure… »

Épicurien, il le fut peut-être, mais non point indolent à coup sûr, et la joie de vivre a toujours été ennoblie chez lui par une grande générosité et une véritable élévation d’esprit. « Fils patient de la pauvreté, » comme dit si gentiment de lui son élève Cesario Cesariani, il sut jouir des biens de ce monde et s’en passer au besoin : je n’en veux pour preuve que sa résolution, lors de son arrivée à Rome, de ne rechercher pendant un certain temps aucun emploi et de vivre modestement de ses petites épargnes lombardes, afin d’avoir tout le loisir pour étudier les monumens de la ville éternelle. Inutile d’insister sur le sérieux de la vocation chez un maître qui, vieux et infirme, a continué à travailler jusqu’à son dernier jour avec toute l’ardeur de la jeunesse ; l’admirable, c’est que ce sérieux n’a jamais exalté son orgueil, ni altéré en rien sa constante bonne humeur. Aimable et serviable envers tous les talens, sans acception d’école ou de province[1], il se faisait tout à tous : prêtant son concours à Sansovino pour l’encadrement de ses deux tombeaux, dessinant l’architecture pour l’École d’Athènes de Raphaël, et construisant l’échafaudage pour les travaux de Michel-Ange dans la Sixtine ; il est vrai que ce dernier trouva l’échafaudage exécrable, y vit je ne sais quelle machination infernale, et s’en débarrassa au plus vite. Il aimait la joyeuse compagnie, la bonne chère, le gai propos, et se plaisait même aux facéties et aux rébus ; mais c’est aussi dans cette animation et dans cette

  1. Il protégeait des Toscans comme Contucci, Signorelli, des Lombards, comme Caradosso, etc. C’est à tort, je crois, qu’on veut voir en lui le chef d’un parti « urbinate » à Rome.