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comiques et les plus pittoresques ; car c’est un nègre qui tout le temps parle, nous racontant l’histoire de son jeune maître, Marse Chan, lisez Master Channing.

Ce nègre, l’auteur l’a rencontré par une après-midi de l’automne 1872, sur certaine route de la Virginie orientale, une de ces longues routes sinueuses, caractéristiques de la race qui les a tracées, gens de loisir auxquels le temps importait peu, pour lesquels la distance n’était rien, qui ne souhaitaient qu’un sentier facile et bien uni dans la vie et qui obtenaient cela, quoique le chemin fût long et que le monde extérieur marchât près d’eux à pas de géant, tandis qu’ils rêvaient.

M. Nelson Page rencontre donc un vieux nègre en train de faire franchir une barrière au chien d’arrêt caduc et obèse qui l’accompagne :

— Te voilà sourd autant qu’aveugle, lui dit-il dans son jargon, tu ne m’entends plus t’appeler, et tu es si gâté que c’est à peine si tu te traînes ; tu ne serais seulement pas capable de sauter ça comme je le fais. Tu te comportes en blanc que tu es ; tu t’imagines, parce que je suis noir, que je vais te servir tout le temps. Eh bien, tu as raison !

Mais, apercevant un étranger, le nègre s’arrête, un peu confus de l’avoir rendu témoin d’une scène de famille :

— C’est le chien de Marse Chan, voyez-vous… Il sait bien que, ce que je dis et rien, c’est la même chose ; il sait que je le gronde seulement pour l’exciter.

Qu’est-ce que Marse Chan ? Et à qui appartient cette belle maison là-bas, avec ses nombreuses dépendances, indiquant assez qu’elle a dû être magnifiquement habitée autrefois… car aujourd’hui l’abandon des champs qui l’entourent, couverts de sassafras, lui prête un air de désolation.

Justement cette maison était celle de Marse Chan, le jeune maître de Sam. Après la guerre, quelqu’un l’a achetée ; mais Sam ne connaît même pas de nom le nouvel acquéreur, un intrus, sorti il ne sait d’où. Sa case à lui est là, sur la route, et sa besogne se borne à aller comme ça, le soir, entretenir les tombes.

Toute l’histoire de Marse Chan s’ensuit, racontée avec une simplicité qui ajoute à l’émotion dont elle est pleine.

Marse Chan et son fidèle Sam ont été gamins ensemble, non pas qu’ils fussent du même âge : Sam est né comme on semait le blé au printemps, après que le grand Jim se fut noyé, en passant le gué là-bas, au-dessous des quartiers, pour rapporter les cadeaux de Noël à la maison, et Marse Chan n’était pas encore au monde l’année qui a suivi le mariage de Nancy, la sœur de