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Quelle flatterie exquise pour sa chair exubérante de mulâtresse ! Quel triomphe pour le sang riche et voluptueux qui vibrait dans ses veines ! Elle se redressa complaisamment, puis regarda encore avant de s’éloigner.

— Mais… dit-elle tout à coup, c’est étrange… Grand Dieu !

Et ce cri fut poussé avec un accent de folie. Elle courut à la porte, arracha le papier qui portait un nom, lut ce nom.

— Je vous dis, continua-t-elle à crier, en s’adressant à Betsy, qui veillait, impassible, je vous dis que c’est elle ! Mamzelle Nénaine, mamzelle Nénaine ! répéta-t-elle tout bas d’un ton déchirant, à deux genoux devant le cercueil. Est-ce vous ? Oh ! dites, est-ce vous ? — Puis, avec un regard farouche autour d’elle : — Que veut dire tout ça ? Ne pouvez-vous me répondre, vous ? .. — Interpellant Betsy en anglais : — Êtes-vous idiote ? Comment cette dame est-elle venue ici ? Qui a fait ça ? Je veux savoir qui a osé faire ça ?

Betsy s’était levée. Elle essayait d’être à la hauteur des circonstances et, selon l’idée qu’elle se faisait des devoirs envers les morts et envers les vivans, avait quitté ses haillons, — dernier sacrifice, — pour endosser une robe noire, avec un mouchoir et un tignon blancs, ses propres habits funéraires, achetés au prix de mille privations et gardés religieusement, à travers des années de vagabondage, pour sa toilette finale.

— Qui êtes-vous ? Que faites-vous ici ? demanda l’impérieuse étrangère.

— Moi ? Je suis la servante de madame.

— Vous mentez ! Vous savez bien que vous mentez. La madame n’a jamais eu de domestique de votre espèce.

— J’étais sa femme de ménage, dit humblement Betsy.

On eût dit que l’inconnue ne pouvait trouver d’expression pour rendre la rage qui l’étouffait ; elle montrait le poing aux murs, frappait du pied le plancher, tout cela si nu, si pauvre ! S’apercevant tout à coup qu’elle portait des bracelets, elle les arracha et les jeta au loin, déchirant sa robe pour mettre à l’aise sa poitrine haletante sous des dentelles fripées. Enfin elle tomba de nouveau à genoux devant le cercueil et, fondant en larmes, ensevelit son visage dans la « blouse volante » usée, rapiécée, que portait la morte. Avec de longs gémissemens : « Mamzelle Nénaine ! sanglotait-elle, mamzelle Nénaine ! .. » Où sont donc ses amis ?

— Ses amis, s’il vous plaît, madame, elle n’en a pas, excepté le monsieur apothicaire du coin qui a été bien bon. Je suis allée le chercher, et il est resté toute la nuit.

— Mais… mon Dieu, je veux dire ses parens ? ..