Page:Revue des Deux Mondes - 1893 - tome 116.djvu/677

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

— Je n’ai jamais entendu parler de parens… Elle n’avait que mamzelle… mamzelle Claire.

— Mademoiselle Claire ! L’enfant de M. Edgar…

Et l’inconnue retomba dans le silence comme si elle ne comprenait plus.

— Et Dieu a permis ça ! Combien de temps ont-elles vécu dans ce taudis ?

— Je ne sais pas. Il va y avoir trois ans que je suis avec elles, et elles sont restées ici tout le temps.

La femme envoya vers le ciel un blasphème étouffé.

Cependant Betsy n’avait pas cessé de la couvrir de son regard perçant, comme si elle eût cherché à pénétrer au fond d’un bourbier ; en ce moment des nuages qui semblaient avoir caché le soleil se dissipèrent, la chambre très obscure s’éclaira un peu :

— Je vous vois maintenant, lui dit-elle… Je ne vous voyais pas tout à l’heure… il faisait trop noir. — Puis, changeant soudain de ton et d’attitude, passant du respect au commandement : — Sortez ! cria-t-elle. Comment osez-vous montrer ici votre figure ? Filez, je vous dis, avant que…

— Ah ! s’écria la femme. — Dans ce ah ! elle fit entrer toutes les menaces dont est capable une créature intrépide et sans scrupule.

— Hors d’ici ! répétait Betsy de plus en plus exaspérée. Je vous défends de regarder encore la figure de ma madame ! Je vous défends de la toucher !

— Votre madame ! votre madame ! — L’étrangère la maudit d’une imprécation en français : — Je vous défends, moi, d’oser l’appeler votre madame ! Elle était ma madame et j’étais son Aza ! Je lui appartenais. Je lui ai été donnée quand je n’avais pas encore un jour. Je dormais à côté de son lit ; elle me portait dans ses petits bras comme une poupée ; elle m’a élevée comme son entant, elle était ma marraine ; elle m’a rendue libre. Je l’aimais, je l’adorais. Dieu ! comme je l’adorais ! Mamzelle Nénaine, vous savez que c’est vrai ! Mamzelle Nénaine, si vous pouviez encore parler à votre Aza ! Rien qu’un mot, un petit mot ? ..

Des torrens de larmes noyèrent sa voix. Betsy reculait d’horreur.

— Votre madame ! Votre… Dieu du ciel ! Et elle était là à mourir de faim avec la mamzelle, — et vous, qui lui apparteniez, vous étiez dans cette maison là-bas à scandaliser le monde, à vous réjouir, à batifoler, à vous étaler dans des voitures, vous et les autres filles… Vous faisiez vos diableries à deux pas d’ici, pendant que votre maîtresse travaillait comme une esclave !

Le dos bossu de la vieille négresse se redressa si bien qu’elle put regarder la quarteronne droit dans les yeux.