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enveloppe ; c’est le silence de cet été précoce, immobile et sans voix où aucune cloche n’appelle plus les hommes au travail, où la sucrerie, les étables, les hangars s’écroulent, où les mauvaises herbes envahissent les champs que nul n’ensemence plus. Seul semble vivre et se mouvoir, comme de coutume, le bayou, roulant ses eaux saumâtres tantôt à l’ombre, tantôt au soleil, et battant les rives basses et molles qui semblent fléchir sous le poids de cyprès gigantesques. Cependant les buses patientes, perchées sur un gommier qui leur sert de poste d’observation, interrogent l’horizon ; d’une aile alourdie, elles entreprennent deux par deux de courtes reconnaissances au-dessus de la plantation moribonde ; celle-ci n’est pas encore assez réduite en pourriture pour qu’elles puissent en faire leur repas, patience !… Et les buses recommencent à guetter, sûres du festin final qui tôt ou tard les attend. Aucune bataille n’est racontée, mais toutes les fusillades du monde ne nous feraient pas sentir l’horreur de la guerre aussi bien que l’aspect morne et désolé de ce domaine qu’elle n’atteint que par contre-coup, qui est censé tranquille et à l’abri.

Plus encore toutefois que par la guerre de sécession, nous sommes intéressés par celle de 1870 qui, paraît-il, se déchaîna aussi à la Nouvelle-Orléans, du moins dans le quartier français. Toutes nos passions patriotiques bouillonnaient alors au cœur des vieux émigrés et de leurs fils. Par exemple, la maison meublée de M. Grouille, Alsacien d’origine, loge M. Villeminot, né sous l’astre impérial, aristocrate et homme de lettres, aveugle par surcroît, l’auteur infirme des Tropiques de l’Amour, des Fleurs exotiques, des Statistiques du Cœur, des Filles de Lucifer et autres mauvais livres qu’une pauvre ouvrière, son humble bienfaitrice devenue depuis sa femme, tient en vénération, ne les ayant pas lus ; dans le même immeuble demeure M. Wilhelm Muller, un très jeune et très doux Allemand, professeur de langues mortes et d’écriture : c’est la France et la Prusse qui se trouvent en présence. À cette heure critique, on vocifère sur les dépêches dans le magasin de M. Renaudière, un cordonnier beau parleur, dont la fille eût volontiers épousé M. Wilhelm, s’il n’était pas, du jour au lendemain, devenu l’ennemi. En vain le pauvre jeune homme se permet-il de dire :

— Mais nous sommes tous Américains…

— Américains ! quand on égorge notre patrie d’origine ! Oui, nous avons aimé l’Amérique comme une mère lorsqu’elle était en danger, elle est encore pour nous le pays natal, mais la France passe avant tout ; c’est l’incarnation de la patrie, de même que la sainte Vierge est l’idéal de la femme… Quand je dis France,