Page:Revue des Deux Mondes - 1893 - tome 116.djvu/689

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

nous reprochait dernièrement avec une certaine amertume de placer avant l’humour ; nous accordons volontiers par parenthèse à notre contradicteur que l’humour soit au-dessus du voit, pourvu qu’il reconnaisse avec nous que le wit n’est pas l’esprit, du moins l’esprit français, un mot qui n’a de traduction dans aucune autre langue. Eh bien, ce joli esprit français, si naturel, si primesautier, l’auteur féminin des Tales of time and place en possède un grain par suite sans doute de ce qu’on appelle l’atavisme. Elle n’est pas en effet purement et simplement Anglo-Saxonne, il y a en elle un mélange de sang celtique qui, certes, ne lui fait aucun tort et qui la recommande à notre sympathie, car elle aime la France, elle la comprend, elle cherche et met en lumière tout ce qui reste d’elle dans un pays qui a gardé fortement son empreinte.

Miss King nous semble appelée à un succès européen, pourvu qu’un habile ouvrier réussisse à rendre les fines ciselures, la chaude couleur, l’aérienne légèreté de son style si personnel. Ce sera œuvre d’art très délicate. Mieux vaudrait pour elle rester inaccessible à ceux qui ne savent pas l’anglais que d’être touchée par des mains maladroites. Imaginez une traduction des Contes du lundi, d’Alphonse Daudet ! Non que nous prétendions placer si haut les récits de miss King ; elle a des qualités à acquérir encore en vivant, en « se guérissant de sa jeunesse. » Il lui faut devenir plus positive (singulier souhait à former pour une Américaine ! ), serrer de plus près la réalité dans le détail et l’enchaînement des faits, se fier moins à la seule intuition, relier plus solidement entre eux les tableaux qu’évoque sa baguette de fée. Telle qu’elle est, malgré ses inexpériences rachetées par des dons de nature, miss King a déjà conquis une place aux avant-postes de cette littérature du Sud nouvellement éclose et qui, grâce à elle, grâce à Nelson Page, grâce au George Gable des bons jours, peut soutenir la comparaison pour la short story, la nouvelle, avec l’Est puritain des Sarah Jewett et des Mary Wilkins, presque avec l’Ouest californien de Bret Harte.


TH. BENTZON.