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de la fortune et des hommes. Vers 1664, il se fait voir à nous vieilli avant le temps, avec ses traits contractés, ses chairs tuméfiées et flasques, coiffé d’un serre-tête et d’une calotte rougeâtre, les yeux bridés, enfoncés, injectés de sang, les paupières épaissies et gonflées. Plus tard, peu avant de mourir, il reproduira une fois de plus son pauvre visage fripé, déformé, grimaçant. « Rien n’a pu abattre l’intrépide lutteur. Son regard fixé sur vous est toujours perçant et un rire franc ouvre sa bouche édentée. D’où lui vient cette gaîté ? Malgré sa misère, il a encore un coin pour peindre, et près de lui il nous montre son chevalet et un buste antique, quelque épave peut-être de ses anciennes splendeurs. » On ne peut dire plus clairement : « J’ai tout perdu, sauf mes créanciers, et nonobstant je peins encore. »

Ce n’est pas seulement dans les portraits qu’il a faits de lui-même et des siens que Rembrandt nous a raconté son histoire. Jamais peintre n’eut un talent plus personnel et n’a mis davantage sa vie et son caractère dans son œuvre. Comme le remarque M. Michel, les sujets qu’il aimait à traiter étaient toujours en rapport avec ses sentimens intimes, avec sa situation, avec l’état de son cœur.

Quand il a perdu sa mère et que la santé de Saskia décline, on le voit traiter de préférence des scènes de la vie de famille, et il s’applique à rendre en la glorifiant toute la douceur de ces joies domestiques dont il connaît mieux le prix depuis qu’il les sait précaires et fugitives. Dans ses années de détresse, lorsque ses créanciers implacables l’ont déclaré en faillite, il revient à la peinture religieuse. Il nous montre, dans le beau tableau qui fait aujourd’hui partie de la collection de M. le comte Orlof Davidof, la figure du Christ telle qu’il avait appris à la voir, aussi tendre qu’auguste. Représenté de face, à mi-corps, les bras à demi croisés, c’est le grand martyr, dont la sérénité divine console les douleurs humaines. Il ne peint pas toujours le Christ, mais il met de la religion dans tout ce qu’il peint, et, humblement prosternés devant Jupiter, les mains jointes, son Philémon et sa Baucis font penser aux Pèlerins d’Emmaüs, tant leur ferveur est grande, tant leur piété est profonde et touchante. Vers le même temps, il exécute cette magnifique étude de vieille femme que possède M. Kann, « l’une des peintures les plus fortes, les plus éclatantes qu’il ait jamais produites. » Assise de face dans un fauteuil, vêtue d’une robe jaune à corsage brun, coiffée d’une capeline grise et jaune clair qui met son visage à l’ombre, cette pauvre vieille, des ciseaux d’acier à la main, est occupée à se couper les ongles. Elle a beaucoup pâti, la souffrance a ravagé ses traits, elle est presque décrépite, et elle nous impose par une majesté secrète. Elle n’aime plus la vie et ne craint plus la mort ; mais elle a l’air de dire : « Quand on a perdu ses illusions, il faut garder ses habitudes et ne pas laisser de se faire les ongles. »

En tout temps, les anecdotiers se sont emparés de l’histoire des