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trouvait assez mal partagé. Des visages noyés dans l’ombre, éclairés çà et là par quelque accroc de lumière, d’autres à peine visibles, d’autres enfin d’une exécution très sommaire et d’une ressemblance plus que douteuse, ce n’était pas là ce qu’on avait attendu de lui. » Les Hollandais ont du goût pour les comptes en règle, et la Ronde de nuit leur fit l’effet d’une cote fort mal taillée. Le peintre violait les termes du contrat qu’avaient accepté tous ses prédécesseurs. Peut-être l’accusa-t-on d’indélicatesse, de mauvaise foi et de dol.

Personne n’était moins propre que lui aux besognes imposées, il n’avait pas l’inspiration à commandement. Il n’a jamais traité avec succès que les sujets pour lesquels il se passionnait, et il n’était pas de ces artistes qui ont la faculté précieuse de s’émouvoir pour tout ce qu’ils imaginent. Tout au contraire, il était l’esclave de sa sensibilité ; avant d’imaginer, il fallait qu’il eût senti. L’antiquité profane et l’histoire contemporaine ne l’ont jamais inspiré, et à quelques exceptions près, les scènes mythologiques qu’il a peintes lui ont fait peu d’honneur. M. Michel qualifie sa Diane au bain « de maritorne au visage hommasse, à la gorge pendante, au ventre flasque et ballonné, dont les jambes portent les marques honteuses des jarretières qu’elle vient de quitter. » Diane ne lui avait jamais pris le cœur, et il n’avait tout son talent que quand son cœur avait parlé. En revanche, quelques-uns des spectacles qui laissent indifférens la plupart des hommes le touchaient vivement. Une vieille impotente, un vieux béquillard, un pourceau faisant sa sieste à l’ombre d’un buisson, un bœuf écorché, trois mendians à la porte d’une maison, trois arbres grêles sous un ciel noir, c’en était assez pour le remuer jusque dans le fond de l’âme, comme s’il eût reçu d’une main mystérieuse cette chiquenaude magique qui met le génie en mouvement. Il pouvait dire avec le poète latin : « Les choses sont ce qu’on les fait, elles ont le prix que le cœur leur donne. » Il ne réussissait à rien qu’à la condition d’être amoureux, et comme l’esprit divin, l’amour souffle où il veut.

Il avait peu de lecture ; sa bibliothèque était pauvre ; en y comprenant des exemples de calligraphie, il possédait tout au plus une vingtaine de volumes, et il ne recherchait pas la société des lettrés, il leur préférait les théologiens et les médecins. Le seul livre qu’il eût vraiment lu, son livre de chevet, était sa vieille bible, qu’il ne se lassait pas de consulter et de méditer. On sait tout ce qu’il y sut trouver et que tout tableau de sainteté paraît profane à côté des siens. Mais cette bible qu’il relisait sans cesse, il l’interprétait à sa façon et il y voyait ce qu’il aimait à voir. On peut dire que cet homme qui avait tant de peine à sortir de chez lui n’est jamais sorti de lui-même ; c’est de ses propres entrailles qu’il a tout tiré.

Génie puissant, robuste et tourmenté, original entre tous, la foule le trouvait bizarre. Il se plaisait à opérer des prodiges. Comme on l’a dit,