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ces voix dolentes il eût trouvé d’autres accens. Que ne l’ont-ils alors secouru, inspiré, élevé jusqu’à eux, les maîtres qu’il connaissait, qu’il aimait, je le sais, et auxquels vous osez prétendre qu’il ressemble ! Cela, du désespoir ! C’est tout au plus du chagrin, de l’ennui, et pour être sensible aux froides lamentations de ces époux, de ces enfans, il faudrait ne se souvenir ni d’Orphée, ni d’Alceste, ni de Léonore, ni d’Iphigénie, la tragique orpheline. Pour appeler, et cela sans sourire, comme vous faites, pour appeler César Franck le Bach français, et parler de la messe en ré à propos des Béatitudes, ne vous rappelez-vous donc plus ni le Crucifixus de la messe en si mineur, ni celui de la messe en  ? oubliez-vous comment les vrais grands maîtres ont chanté ou crié la douleur ? ignorez-vous enfin et surtout que, sans être des ours, on peut faire beaucoup de mal, fût-ce aux morts, avec des pavés ?

Est-ce encore du Beethoven, l’interminable et bruyante paraphrase de la septième béatitude : Heureux les pacifiques, et ce tintamarre pseudo-diabolique, ce satanisme de pacotille avec orchestration de zinc et de fer-blanc, sans parler des tyrans déchaînés, des prêtres païens et de la foule en fureur ? Non, ce n’est point ici que sévit la guerre et que sourit la paix. Ouvrez la partition de la messe en , et de la confusion des dernières pages, de l’inextricable polyphonie, de la prière cent fois répétée : Dona nobis pacem, pacem, pacem, écoutez jaillir la fanfare des trompettes au-dessus des sombres timbales ; tout à coup, plus haut que l’orchestre qui tremble, qui a peur, écoutez éclater l’adjuration de l’âme éperdue criant vers l’Agneau de toute douceur qui remet les péchés et donne le repos. Le voilà, le vrai Beethoven, et près de l’original vous pouvez juger ici la copie, ou la contrefaçon. Voilà toute l’horreur de la guerre et toute la suavité de la paix, en deux pages, que pour les œuvres complètes de Franck je n’échangerais pas.

Laissons Beethoven. Aussi bien n’aurions-nous jamais parlé de lui à propos de Franck, si l’exemple ne nous en eût été donné. Mais nous songions en écoutant cette œuvre, qu’un autre musicien, sans être un Beethoven, a chanté plus dignement les textes sacrés : c’est l’auteur de Rédemption et de Mors et Vita, que je veux dire. Entre deux béatitudes de Franck, une béatitude de M. Gounod nous revenait à la mémoire : Beati qui lavant stolas, Heureux ceux qui lavent leurs robes dans le sang de l’Agneau. La voilà, la musique divine et cependant aimable, la musique heureuse et faite pour des heureux. Elle respire, cette phrase, je ne sais quelle félicité juvénile, je ne sais quelle joie primitive. Elle a l’air de traduire un affectueux hommage, un compliment exquis. Il en émane autre chose encore que de la grâce et de la tendresse, presque de la lumière. On croit l’entendre se détacher, comme se détachent certaines inscriptions dans les tableaux anciens, sur un paysage, un fond de verdure, sur une prairie semée de fleurs, où des lavandières divines teindraient de pourpre des tuniques de lin.