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musique n’agit sur nous. La mélodie ? On a beau rire du mot, la chose est éternelle et subsiste même dans la musique de Franck. Malheureusement elle y est sans relief et sans couleur, comme en pourrait témoigner la phrase déjà citée du Christ : Venez, les bénis de mon père ! Les harmonies ? Toujours cherchées, elles sont rarement originales et saisissantes, et pour l’étrangeté, pour la nouveauté des accords et des trouvailles harmoniques, les Béatitudes tout entières ne valent pas les deux accords du cygne dans Lohengrin, ou un motet de Palestrina. Quant au rythme, certain chœur : Poursuivons la richesse avec ardeur, se chante sur un mouvement et des triolets de tarentelle, que ne pardonneraient pas à tout autre qu’à Franck les sérieux éphèbes de cette société qui s’appelle nationale, mais qui heureusement ne l’est pas. L’orchestre enfin ? Pâteux, opaque, rien ne fermente en lui, rien ne vit. Et pourtant ! .. Oui, pourtant, il y a bien dans Paris une douzaine de musiciens, dont un assez considérable, pour admirer Franck, ce qui n’a pas beaucoup d’inconvéniens, et, ce qui en a davantage, pour l’imiter. L’arbre a porté des fruits, secs pour la plupart, et quelquefois amers. S’ils nous lisent, les disciples, ils se rendront témoignage entre eux et se féliciteront de souffrir, en mémoire de leur maître, persécution pour la justice. Laissons, diront-ils avec la sagesse de l’Orient, laissons les chiens aboyer contre la caravane ; ils n’iront jamais où elle va. — Peut-être, mais il y a des caravanes qu’un mirage attire et qui se perdent dans le désert.

L’exécution des Béatitudes, sous la direction de M. Colonne, a été passable ; l’œuvre est très difficile. Mais, sous la même direction, l’exécution de Lohengrin, l’autre soir, a été plus que médiocre, ou moins. L’orchestre a joué sans cohésion, sans passion, sans flamme, sans mesure, sans finesse, sans soin. Il a notamment étranglé d’une manière barbare l’admirable phrase du second acte qui accompagne la sortie d’Ortrude et d’Eisa ; il en a odieusement serré les grupetti, qui doivent être, au contraire, d’une grâce très libre et un peu flottante. Même sécheresse, même dureté dans l’accompagnement du grand duo et ailleurs encore, partout ailleurs. Quant aux chœurs, il est merveilleux qu’ils puissent chanter aussi faux, aussi imperturbablement faux. Par bonheur, il y avait là M. Jean de Reszké et Mme Caron. Hélas ! il y avait aussi Mlle Dufrane. La province nous avait pris, la province nous a rendu cette dame, dont le cri ressemble à celui du paon.

L’Opéra-Comique a donné Kassia, l’œuvre posthume du pauvre et charmant Delibes. Il a eu tort. De tant de musiciens et d’amis, ayant eu l’ouvrage entre les mains, comment pas un ne s’est-il avisé que Kassia ne servirait pas la mémoire d’un maître qui fut souvent exquis, et que cette pâle fleur n’était pas digne de ce tombeau ?


CAMILLE BELLAIGUE.