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fanatique, cette parole se trouvait être une réalité ! Et M. de Falloux, par un retour attristé, a pu dire depuis dans ses Mémoires : « Malheureux pays où une telle aventure ne reste pas dans le domaine du roman ! »

On ne faisait plus de roman au 20 décembre 1848 ; on était dans l’histoire, au premier chapitre d’une histoire nouvelle pleine d’inconnu. M. de Falloux, dans ce cabinet un peu mêlé où il entrait, représentait, si l’on veut, les légitimistes, pour qui sa présence au pouvoir devenait une garantie ; il représentait aussi et surtout les intérêts religieux. « L’intérêt politique n’était pas indiqué, écrivait Mme Swetchine, l’intérêt religieux était si manifeste qu’il ne pouvait reculer. » Ni d’ailleurs n’était mieux fait pour tenir son rang dans ce ministère de bonne volonté, qui, dès son avènement, avait à faire face à la fois aux désordres toujours menaçans dans Paris, aux difficultés de l’expédition de Rome pour le rétablissement du pape, aux nécessités d’un gouvernement réparateur, aux susceptibilités d’une assemblée ombrageuse, — sans compter les difficultés intimes que créait à tout instant par ses impatiences d’autorité le président lui-même. M. de Falloux, dans cette carrière nouvelle, n’avait pas seulement cette arme nécessaire, une parole toujours prête, déliée et étincelante ; il avait de plus l’art de manier les hommes, de ménager les transactions et les conciliations, de conduire une affaire, — cet art qui faisait dire à Tocqueville, bientôt appelé aux affaires étrangères à la place de M. Drouyn de Lhujs : « Qui n’a pas vu M. de Falloux autour d’une table de conseil ne sait pas ce que c’est que la puissance d’un homme[1]. »

Il mettait dans ses relations avec ses collègues, relations que la diversité des origines, des opinions et des caractères ne rendait pas toujours faciles, une aménité qui n’excluait pas la fermeté. Placé entre des hommes comme M. Barrot avec son libéralisme un peu emphatique et assez naïf, M. Léon Faucher avec son ton cassant et acerbe, M. Passy avec ses faiblesses anticléricales, ou un peu plus tard M. Dufaure avec son intégrité rugueuse, il ressemblait un peu à un « prisonnier », c’est lui qui le dit ; mais le « prisonnier » savait maintenir sa position, son indépendance et son influence dans

  1. Les Souvenirs d’Alexis de Tocqueville, tout récemment publiés, sont certes un des documens les plus intéressans sur cette époque, un très vif et curieux tableau de ces scènes de 1848, des journées de juin, de la présidence napoléonienne, des relations ministérielles, des choses et des hommes. Ce sont les récits d’un témoin ; ils révèlent de plus un Tocqueville assez nouveau. On connaissait bien en Tocqueville un philosophe politique à l’esprit élevé et toujours un peu tendu ; on soupçonnait moins en lui le peintre au trait mordant qui en prend ici à son aise avec ses collègues et même avec ses amis. Ils sont tous peints au vif et sans indulgence. Chose bizarre ! le personnage le moins maltraité est le prince Louis-Napoléon, pour qui Tocqueville n’avait cependant aucune faiblesse.