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d’un prince, d’autant plus dangereux qu’il ne connaissait le danger de rien, que si avec lui « l’heure de la tentative restait douteuse, l’idée fixe ne l’était pas. » Il demeurait persuadé que la république, perdue par les républicains, courait à un césarisme nouveau, à ce qu’il appelait la « fausse monarchie, » et que pour échappera ce césarisme, il n’y avait pas d’autre moyen que de se rattacher à la « vraie monarchie : la monarchie constitutionnelle représentée par la monarchie de Bourbon réconciliée ! » Il avait fait ce qu’il avait pu pour propager ces idées autour de lui, dans le camp conservateur. Il avait eu des conversations intimes avec les chefs de partis, surtout avec M. Thiers, qui avait un goût très vif pour lui. Il avait essayé de gagner Montalembert, qui doutait des vertus du royalisme, aussi bien que le général Changarnier qui, dans son rôle de sphinx, ne croyait qu’à lui-même. Il avait même fait un voyage à Venise pour obtenir de M. le comte de Chambord quelques paroles destinées à préparer la réconciliation des dynasties. Il s’était heurté de toutes parts contre les susceptibilités ou les défiances, contre la présomption des uns ou les réticences des autres, contre des impossibilités ou si l’on veut contre la force des choses qui conduisait les événemens. Il n’était donc, il ne pouvait être qu’à demi surpris par un coup d’État pour lequel tout avait conspiré, qui lui semblait être « autant l’œuvre de ses victimes que de ses auteurs ; » mais quel que lût son jugement le jour où le dénoûment avait éclaté, il avait tenu par honneur à être parmi les « victimes. » Dès les premières heures, il avait couru là où il y avait un essai de résistance, une dernière protestation de la légalité expirante, à la mairie du Xe arrondissement. Il avait partagé la disgrâce de quatre-vingts de ses collègues traînés avec lui, entre deux haies de soldats jusqu’à la caserne du quai d’Orsay, et avec lui conduits comme des malfaiteurs dans des voitures cellulaires au Mont-Valérien[1].

  1. Aux scènes les plus dramatiques, dans les événemens sérieux, se mêlent quelquefois les scènes piquantes. M Dufaure, le ministre à la rude écorce que nous avons connu depuis, se trouvait, le 2 décembre, là où l’appelait son devoir, à la mairie du Xe arrondissement et parmi les prisonniers du quai d’Orsay. Il avait laissé précisément ce jour-là Mme Dufaure en couches. À peine arrivé au quai d’Orsay, il demandait à se rendre chez lui : on croyait peut-être ne plus le revoir. Il ne prenait que le temps d’aller chercher des nouvelles de sa femme et revenait aussitôt se constituer prisonnier. Il portait sous son bras un petit paquet de linge enveloppé dans un grand mouchoir à carreaux, — ne sachant à quel voyage il était destiné. Il faisait cela tout simplement ! — À l’autre extrémité de Paris, à Vincennes, M. Odilon Barrot et Berryer, qui faisaient partie d’un autre convoi de prisonniers, se trouvaient ensemble. Épuisés d’émotions et de fatigues, ils tombaient de sommeil. Ils étaient couchés l’un près de l’autre, lorsque M. Barrot, se levant à demi sur son lit, et d’un ton solennel : « Eh bien, Berryer, se mit-il à dire, il sera donc écrit qu’après plus de soixante ans écoulés depuis 1789, nous voilà réduits, toi et moi, à voir de nouveau la force triompher du droit ! N’est-ce pas humiliant ? — Tais-toi, Barrot ! » répondait Berryer, l’homme qui songeait le moins à poser !