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avait ni porte, ni chien : toute précaution leur semblait superflue, car la pauvreté les gardait. Ils n’avaient pas de voisin ; tout près de leur étroite cabane la mer poussait mollement ses flots.


Un des deux pêcheurs, Asphalion, dort d’un sommeil inquiet. La nuit, une nuit d’été pourtant, lui paraît longue. Il a le temps de faire mille rêves ; et il y en a un, le dernier, dont le souvenir le tourmente. Comme il ne fait pas encore jour et qu’on ne peut pas se mettre au travail, il raconte son rêve à son compagnon en lui demandant de l’interpréter : « Que ferions-nous de mieux, couchés sur des feuilles au bord de la mer et ne dormant pas plus qu’un âne dans des épines ou que la lampe du prytanée qui, dit-on, ne s’endort jamais ? » Il a rêvé qu’il péchait, assis sur un rocher. Un gros poisson mord à l’hameçon. Le pêcheur, à force d’adresse et d’énergie, réussit à le tirer de l’eau : c’est un poisson d’or ! Asphalion est pris de peur : ne serait-ce pas un poisson cher à Poséidon ou peut-être un trésor de la glauque Amphitrite ? Il détache sa proie avec précaution et la dépose sur le rivage ; puis il fait le serment de renoncer à la mer et de rester sur la terre ferme pour y vivre en roi avec son or. Une fois réveillé, ce serment l’inquiète : s’est-il engagé à perdre son gagne-pain ? Son compagnon le rassure : « Tu n’as pas fait de serment, pas plus que tu n’as vu ni pris un poisson d’or… Explore, bien éveillé, cette partie de la mer, et tes songes pourront être de bon augure. Cherche les poissons en chair, pour que tu ne meures pas de faim avec tes rêves d’or. »

Tout ce récit est d’un naturel plein de grâce et d’esprit. Le pauvre pêcheur Asphalion, dont la pêche est l’unique ressource et qui ne pense qu’à prendre du poisson pour vivre, a le sommeil troublé par cette inquiétude, et il fait un rêve merveilleux. L’apparition d’un gros poisson d’or, qui lui apporte une fortune royale, vient illuminer un instant sa misérable existence. Son imagination s’enflamme ; mais en même temps une crainte superstitieuse, à laquelle se mêle le sentiment du besoin présent, tourmente l’âme naïve et enfantine du brave homme, vieilli dans son humble labeur. L’ironique bon sens de son camarade tranquillise le rêveur et le ramène à la dure réalité. Voilà un drame bien modeste ; mais comme la touche du peintre est juste et délicate ! et comme cette petite scène s’anime par le sentiment de la vérité humaine, et aussi se pénètre des impressions de la vie des pêcheurs et de la mer qui, pendant qu’ils causent la nuit, « tout près de leur étroite cabane, pousse mollement ses flots ! » Ce n’est pas ici le lieu de discuter les objections qui ont été faites contre l’authenticité de l’idylle des Pêcheurs. Disons seulement que la plus forte s’appuie