Page:Revue des Deux Mondes - 1893 - tome 116.djvu/812

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

exceptionnellement aux provinces voisines, après s’être prodigieusement élargi dans notre siècle jusqu’à embrasser la totalité du territoire national, s’est maintenant établi sur l’universalité du globe. Deux cultivateurs qui remuent la terre et la sollicitent aux antipodes l’un de l’autre concourent ensemble, sans s’en douter, à qui vendra, sur un point quelconque de la planète, le meilleur produit au meilleur marché.

Et de même que, pour le transport des personnes, on ne dit plus que telle localité est à cent ou doux cents lieues de telle autre, mais qu’elle en est éloignée de sept ou de quatorze heures ; que l’on ne s’occupe plus, pour mesurer l’espace dans les voyages, de la distance, mais seulement de la durée ; de même, pour les transports de marchandises, on n’a plus à calculer la distance ni la durée, mais seulement les frets maritimes et les tarifs de voie ferrée. Et l’on peut dire que tel quintal de blé ou de viande est à 4 ou 6 francs de tel autre, qu’il porte, en arrivant sur tel marché, une surcharge de 4 ou 6 francs sur son prix de revient.

Quand ce prix de revient, même grevé de cette surcharge, est plus bas que celui de la denrée similaire, récoltée aux environs immédiats de la localité où le produit étranger fait ainsi son apparition, les producteurs indigènes, obligés de réduire leurs prétentions, s’écrient qu’on les ruine. Ils demandent aussitôt à l’État, c’est-à-dire à la collectivité, de mettre obstacle, par une taxe douanière, à l’entrée de ces marchandises rivales, du moins de les paralyser assez pour que leur concurrence cesse d’être nuisible ; nuisible aux producteurs s’entend, puisqu’elle est favorable aux consommateurs.

L’État cède-t-il à la pression de ce socialisme bien élevé des riches que l’on nomme protectionnisme, il élève artificiellement le prix de la vie ; il porte un grave préjudice à la classe des travailleurs manuels, et même à celle des petits propriétaires ruraux, qui sont obligés, en achetant plus cher la masse des objets de première nécessité, de payer à beaux deniers comptans la rançon de la plus-value, que l’on vient de donner à la marchandise unique dont ils sont vendeurs. On dit parfois que le plus grand nombre de ces petits propriétaires sont indifférens à la hausse comme à la baisse des denrées agricoles, parce qu’ils consomment eux-mêmes ce qu’ils produisent et ne le vendent pas. Ceci pourrait être vrai si chacun d’eux était semblable à Robinson Crusoë dans son île, ou au fermier du moyen âge qui était réduit à demander à son domaine la satisfaction de tous ses besoins ; mais, de nos jours, on s’est habitué à tirer presque exclusivement de chaque sol ce qu’il fournit dans les meilleures conditions, comme qualité et quantité :