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lui reprocher ? Il fait aux autres ce qu’il voudrait qu’on lui fît ; il est désintéressé ; il a du reste certains principes d’honneur, qui se bornent, il est vrai, à recommander le secret ; et il n’y manque pas. Une femme raisonnable peut-elle demander davantage ?

Calchas et les Grecs réclament Cressida, et les Troyens décident de la lui rendre. La malheureuse s’évanouit, mais il faut bien se soumettre. Dans une excellente scène de comédie, Chaucer la représente recevant les félicitations des bonnes âmes de la ville : elle va donc revoir son digne père, comme elle doit être heureuse ! Les bonnes âmes insistent le plus qu’elles peuvent et font d’interminables visites.

Elle part, jurant de revenir, quoi qu’il arrive, dans les dix jours. Le beau Diomède l’accompagne ; et l’événement montre, ce que l’expérience seule pouvait faire connaître, et ce dont Cressida était loin de se douter elle-même, qu’elle aimait Troïlus sans doute pardessus tous les hommes, mais aussi et à part l’amour. Elle s’est accoutumée au poison et ne peut plus s’en passer. Elle préfère Troïlus, mais le retour près de lui n’est pas si facile qu’elle croyait ; et aimer ou ne pas aimer, c’est pour elle maintenant une question d’être ou de n’être pas. Troïlus, qui, dès le début, avait eu les plus affreux pressentimens, sentant que, quoi qu’il advienne, son bonheur est fini, et, sans douter pourtant de Cressida, écrit les lettres les plus pressantes et les signe en français : « le vostre T. » Cressida répond par des petites lettres courtes (qu’elle signe : « la vostre C. »), où elle s’excuse de sa brièveté : la longueur des lettres ne signifie rien ; du reste, elle n’a jamais aimé écrire et là où elle est, il ne lui est pas commode de le faire. Que Troïlus se tranquillise, il peut compter sur son amitié ; elle reviendra sûrement ; ce ne sera pas, il est vrai, dans dix jours ; ce sera « quand elle pourra. » On apprend à Troïlus son malheur, mais il n’y croira jamais : « Tu mens, sorcière ! » Une broche arrachée à Diomède ne lui permet plus de douter, et il se fait tuer par Achille après une lutte furieuse.

À mesure qu’on s’est avancé vers la catastrophe, le ton du poème est devenu plus mélancolique et plus doux. Le conteur ne peut se défendre d’aimer ses deux héros, même l’infidèle Cressida ; il lui garde du moins sa pitié, et par pitié, au lieu de nous la montrer comme jadis, de près, dans les allées, ou à son balcon rêvant aux étoiles, il ne la fait plus voir que de loin, perdue dans la foule où elle a voulu se mêler, la foule de toute manière, celle des hommes et des sentimens, tous vulgaires. Ne nous rappelons, pense-t-il, que l’ancienne Cressida. Il termine par des réflexions résignées, presque tristes, et contemple d’un regard apaisé ces passions