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monté sur un cheval efflanqué et dont tout l’avoir consistait « en. vingt volumes reliés de rouge et de noir alignés au-dessus de son lit ; » un brave propriétaire de campagne, figure rubiconde et barbe blanche, sorte de « squire Western » du XIVe siècle, accueillant, hospitalier, de bonne humeur, tenant table ouverte, avec poissons et rôtis et sauce piquante et bière tout le long du jour, populaire dans le pays, si bien qu’il est « constamment élu député du comté ; » un marin qui connaît toutes les criques d’Ecosse jusqu’en Espagne, et « dont la barbe a été secouée par bien des tempêtes ; » un médecin qui a fait des affaires admirables pendant la peste, savant homme « qui connaît la cause de toutes les maladies, » qui sait par cœur Hippocrate et Galien, mais qui est mal avec l’Église « et qui étudie peu la Bible. » Avec cela un groupe d’ouvriers de Londres, merciers, charpentiers, teinturiers, tisserands, cuisiniers ; des gens de campagne, un laboureur, un meunier à la bouche fendue large comme une fournaise, un groupe de gens de loi rongés de soucis, tondus de près, aigres dans leur langage, « aux jambes comme des bâtons et sans mollets, » sortant leur latin à tout propos, terribles comme adversaires, mais faciles à gagner pour de l’argent ; « au demeurant, les meilleurs fils du monde, » dit en propres termes Chaucer : A better felaw schulde men nowher fynde. » Puis un groupe de gens d’église, hommes et femmes, de tout habit et de tout caractère, depuis le pauvre curé qui vit comme un saint, obscur et caché, visitant par la pluie et le froid les chaumières éparses de ses paysans, oubliant de toucher sa dîme, modèle d’abnégation, héros et saint ; jusqu’au moine chasseur, vêtu comme un laïque, gros, gras, la tête brillante comme une boule, qui fera un jour un abbé, le plus beau du monde ; jusqu’au frère dégénéré qui vit aux dépens d’autrui, médecin devenu empoisonneur, qui tue les âmes au lieu de les guérir ; au pardonneur, fripon de bas étage, qui accorde le ciel « de sa propre autorité » à quiconque paie et qui fabrique de précieuses reliques avec des morceaux de « sa vieille culotte ; » enfin des nonnes, réservées, recueillies, nettes comme des hermines, qui vont entendre sur la route de quoi se scandaliser tout le reste de leur vie. Parmi elles, Madame Églantine, l’abbesse, avec son français de Stratford, « car le français de Paris lui était inconnu, » qui imitait le ton de la cour et en conséquence « ne trempait pas les doigts dans sa sauce. » Elle avait « si bon cœur » qu’elle pleurait à voir une souris prise ou si un de ses petits chiens mourait. Peut-on avoir meilleur cœur ?

Il y avait tous ces personnages et bien d’autres encore, il y avait la bourgeoise de Bath, incomparable commère, criant d’autant