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chantant dans les oliviers. » Grâce aux récits qu’ils se font les uns aux autres, ils oublient fort agréablement le fléau qui les menace et le malheur public ; là-bas on meurt, eux s’amusent.

Chaucer a trouvé une donnée plus vraisemblable, plus humaine et plus vivante. Ce n’est pas assez pour lui que de se promener chaque jour d’un palais à un jardin, il ne se contente pas d’une allée, il lui faut une route. Il met toute sa troupe de conteurs en mouvement ; il les arrête aux auberges, les mène boire aux cabarets, leur fait presser le pas quand le soir vient, nouer connaissance avec des passans. Son monde se remue, s’agite, écoute, parle, crie, chante, échange des complimens, parfois des coups, car si ses chevaliers sont de vrais chevaliers, ses meuniers sont de vrais meuniers qui jurent et tapent comme dans un moulin.

L’intérêt de chaque conte est doublé par la manière dont il est conté, et même par la manière dont il est écouté. Le chevalier enchante son auditoire que le moine endort et le meunier fait rire ; l’un est écouté en silence et l’autre est interrompu à tous les mots. À chaque récit succède ainsi une scène de comédie vive, brève, inattendue, amusante ; on discute, on approuve, on s’emporte ; point de règles strictes, mais toute l’indépendance de la grande route et l’inattendu de la vie réelle ; nous ne nous promenons pas dans des allées ! L’hôte lui-même, avec sa grosse voix et ses décisions péremptoires, ne parvient pas toujours à se faire obéir ; après l’histoire du chevalier, il en voudrait une autre du même genre pour faire pendant : non, il aura celle du meunier qui, tout au rebours, fera contraste. Il insiste, le meunier crie ; il crie « comme Pilate ; » il les « plantera là » si on l’empêche de parler : « Parle donc, et le diable t’emporte, ivrogne ! » Qu’auraient dit, en entendant ce langage, Madame Pampinée et Madame Philomène ?

D’autres fois, c’est le chevalier qui doit intervenir, et alors le ton est bien différent ; il n’a pas besoin de crier ; de lui un mot suffit, et les tempêtes s’apaisent. L’hôte lui-même du reste s’adoucit par momens ; cet aubergiste sait son monde ; il a, avec toutes ses rudesses, une notion grossière des différences et des distances ; toutes ses paroles sont des paroles d’aubergiste : jamais Chaucer ne commet la faute de le faire sortir de son caractère ; mais le poète est trop bon observateur pour ne pas discerner les nuances jusque chez un jovial hôtelier. Il faut voir avec quelles politesses et quelles salutations et quels complimens embarrassés il avertit la prieure que son tour est venu de faire un récit : « Madame l’abbesse, s’il vous plaît, si je pensais que cela ne vous ennuierait pas, je vous dirais que c’est votre tour de dire une histoire, si vous voulez bien. Le voulez-vous bien, ma chère dame ? » —