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l’âme ; elle a la conscience tranquille, l’époux s’en va tout prêt pour un monde meilleur : « elle a été son purgatoire sur terre, et c’est pourquoi elle pense que son âme est dans la gloire. » Certains vantent le célibat, ou raisonnent sur les droits du mari ; la commère va leur dire leur fait, elle discute la chose à fond et elle expose le pour et le contre, donne la parole à son mari, la lui retire, se la donne à elle-même. Elle a les meilleurs argumens du monde, le mari en a aussi d’excellens, mais c’est elle qui a raison. Elle est à elle seule toute une École des maris.

Les contes eux-mêmes sont de toute espèce et de toute provenance. Chaucer ne prit pas la peine d’en inventer un seul, il les reçut de toutes mains, mais les façonna à sa manière et les adapta à ses personnages. Ils sont empruntés à la France, à l’Italie, à la Rome antique ; le récit du chevalier est tiré de Boccace ; celui du chapelain de l’abbesse, du roman de Renart ; celui du moine, des auteurs latins et de Dante, « le grand poète de l’Italie. » Le meunier, le bailli, l’huissier, le marin, racontent des histoires grossières, dont la licence embarrasse un peu le bon Chaucer, qui s’en excuse : ce n’est pas lui qui parle, ce sont ses compagnons de route, et c’est la bière de Southwark qui les inspire et non pas lui ; blâmez la bière de Southwark. Les mœurs des gens de la basse classe, leurs amours grossières, leurs animosités et leurs jalousies sont décrites au naturel dans ces récits. On y voit comment le joyeux Absalon s’y prend pour plaire à la femme du charpentier qui préfère Nicolas ; il joue de la musique sous ses fenêtres, lui fait des petits cadeaux ; il soigne sa mise et fait bouffer ses cheveux sous son bonnet. Si on joue un mystère, un jour de fête, sur la place de l’église, il se fait donner le rôle d’Hérode : on ne saurait résister à un personnage si en vue. Alison résiste pourtant, non par vertu, mais parce qu’elle préfère Nicolas. Il ne lui faut pas de grandes phrases pour repousser les avances d’Absalon ; on n’y met pas tant de façons au village : « Va-t’en ou je vais te jeter une pierre. » Les coups pleuvent dans les histoires de cette espèce, et les personnages s’en vont « le dos aussi mol que le ventre, » comme on lit dans un des récits français dont Chaucer s’inspira.

À côté de ces grandes scènes tapageuses, de petites scènes familières observées à merveille et contées en perfection, des scènes d’intérieur à tenter le pinceau d’un Hollandais ; des descriptions du laboratoire mystérieux où l’alchimiste, dupe et trompeur à la fois, entouré de cornues, les vêtemens troués et brûlés, cherche la pierre philosophale. On chauffe, on prend garde, on remue le mélange, « le pot éclate et, bonsoir, il n’y a plus rien. » Alors on discute : C’est la faute du pot, du feu, du métal ; c’est bien